Bourras, depuis le coup terrible que le <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong> lui avait porté en créant unrayon de parapluies et d'ombrelles, n'employait plus d'ouvrières. Il faisait tout luimême,pour diminuer ses frais : les nettoyages, les reprises, la couture. Sa clientèle,du reste, diminuait au point qu'il manquait de travail parfois. <strong>Au</strong>ssi dut-il inventer dela besogne, le lendemain, lorsqu'il installa Denise dans un coin de sa boutique. Il nepouvait pas laisser mourir le monde chez lui.- Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand vous trouverez mieux, vous melâcherez.Elle avait peur de lui, elle dépêcha son travail si vite, qu'il fut embarrassé pour lui endonner d'autre, C'étaient <strong>des</strong> lés de soie à coudre, <strong>des</strong> dentelles à réparer. Lespremiers jours, elle n'osait lever la tête, gênée de le sentir autour d'elle, avec sacrinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sous les touffes rai<strong>des</strong> <strong>des</strong>es sourcils. Il avait la voix dure, les gestes fous, et les mères du quartier terrifiaientleurs marmots en menaçant de l'envoyer chercher, <strong>com</strong>me on envoie chercher lesgendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant sa porte, sans lui crierquelque vilenie, qu'il ne semblait même pas entendre. Toute sa colère de maniaques'exhalait contre les misérables qui déshonoraient son métier, en vendant du bonmarché, de la camelote, <strong>des</strong> articles dont les chiens, disait-il, n'auraient pas voulu seservir.Denise tremblait, quand il lui criait furieusement :- L'art est fichu, entendez-vous !... Il n'y a plus un manche propre. On fait <strong>des</strong> bâtons,mais <strong>des</strong> manches, c'est fini !...Trouvez-moi un manche, et je vous donne vingt francs !C'était son orgueil d'artiste, pas un ouvrier à Paris n'était capable d'établir un manchepareil aux siens, léger et solide.Il en sculptait surtout la pomme avec une fantaisie charmante, renouvelant toujoursles sujets, <strong>des</strong> fleurs, <strong>des</strong> fruits, <strong>des</strong> animaux, <strong>des</strong> têtes, traités d'une façon vivante etlibre. Un canif lui suffisait, on le voyait les journées entières, le nez chaussé debésicles, fouillant le buis ou l'ébène.- Un tas d'ignorants, disait-il, qui se contentent de coller de la soie sur <strong>des</strong> baleines !Ils achètent leurs manches à la grosse, <strong>des</strong> manches tout fabriqués... Et ça vend ceque ça veut !Entendez-vous, l'art est fichu !Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé <strong>des</strong>cendît jouer dans la boutique, caril adorait les enfants. Quand le petit marchait à quatre pattes, on ne pouvait plusremuer, elle au fond de son coin faisant <strong>des</strong> rac<strong>com</strong>modages, lui, devant la vitrine,creusant le bois, à l'aide de son canif. Maintenant, chaque journée ramenait lesmêmes besognes et la même conversation. En travaillant, il retombait toujours sur le<strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>, il expliquait sans se lasser où en était son terrible duel. Depuis1845, il occupait la maison, pour laquelle il avait un bail de trente années, moyennantun loyer de dix huit cents francs ; et, <strong>com</strong>me il rattrapait un millier de francs avec sesquatre chambres garnies, il payait huit cents francs la boutique. C'était peu, il n'avaitpas de frais, il pouvait tenir longtemps encore. A l'entendre, sa victoire ne faisait pasun doute, il mangerait le monstre.Brusquement, il s'interrompait.- Est-ce qu'ils en ont, <strong>des</strong> têtes de chien <strong>com</strong>me ça ?Et il clignait les yeux derrière ses lunettes, pour juger la tête de dogue qu'il sculptait,la lèvre retroussée, les crocs dehors, dans un grognement plein de vie. Pépé, enextase devant le chien, se soulevait, appuyait ses deux petits bras sur les genoux duvieux.- Pourvu que je joigne les deux bouts, je me moque du reste, reprenait celui-ci, enattaquant délicatement la langue de la pointe de son canif. Les coquins ont tué mesbénéfices ; mais, si je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chose dumoins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau, plutôt que de céder.102
Il brandissait son outil, ses cheveux blancs s'envolaient sous un vent de colère.- Cependant, risquait doucement Denise, sans lever les yeux, si l'on vous offrait unesomme raisonnable, il serait plus sage d'accepter. Alors, son obstination féroceéclatait.- Jamais !... La tête sous le couteau, je dirai non, tonnerre de Dieu !... J'ai encore dixans de bail, ils n'auront pas la maison avant dix ans, lorsque je devrais crever de faimentre les quatre murs vi<strong>des</strong>... Deux fois déjà, ils sont venus pour m'entortiller. Ilsm'offraient douze mille francs de mon fonds et les années à courir du bail, dix-huitmille francs, en tout trente mille... Pas pour cinquante mille ! Je les tiens, je veux lesvoir lécher la terre devant moi!- Trente mille francs, c'est beau, reprenait Denise. Vous pourriez aller vous établir plusloin... Et s'ils achetaient la maison ?Bourras, qui terminait la langue de son dogue, s'absorbait une minute, avec un rired'enfant vaguement épandu sur sa face neigeuse de Père éternel. Puis, il repartait.- La maison, pas de danger !... Ils parlaient de l'acheter l'année dernière, ils endonnaient quatre-vingt mille francs, le double de ce qu'elle vaut aujourd'hui. Mais lepropriétaire, un ancien fruitier, un gredin <strong>com</strong>me eux, a voulu les faire chanter. Et,d'ailleurs, ils se méfient de moi, ils savent bien que je céderais encore moins... Non !non ! j'y suis, j'y reste!L'empereur, avec tous ses canons, ne m'en délogerait pas.Denise n'osait plus souffler. Elle continuait de tirer son aiguille, pendant que le vieillardlâchait d'autres phrases entrecoupées, entre deux entailles de son canif: ça<strong>com</strong>mençait à freine, on verrait plus tard <strong>des</strong> choses extraordinaires, il avait <strong>des</strong> idéesqui balayeraient leur <strong>com</strong>ptoir de parapluies ; et, au fond de son obstination, grondaitla révolte du petit fabricant personnel, contre l'envahissement banal <strong>des</strong> articles debazar.Pépé, cependant, finissait par grimper sur les genoux de Bourras. Il tendait, vers latête de dogue, <strong>des</strong> mains impatientes.- Donne, monsieur.- Tout à l'heure, mon petit, répondait le vieux d'une voix qui devenait tendre. Il n'apas d'yeux, il faut lui faire <strong>des</strong> yeux, maintenant.Et, tout en fignolant un oeil, il s'adressait de nouveau à Denise.- Les entendez-vous ?... Ronflent-ils. encore, à côté ! c'est ça qui m'exaspère le plus,parole d'honneur ! de les avoir sans cesse dans le dos, avec leur sacrée musique delo<strong>com</strong>otive.Sa petite table en tremblait, disait-il. Toute la boutique était secouée, il passait sesaprès-midi sans un client, dans la trépidation de la foule qui s'écrasait au <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong><strong>Dames</strong>.C'était un sujet d'éternel rabâchage. Encore une bonne journée, on tapait derrière lemur, la soierie avait dû faire dix mille francs ; ou bien, il se gaudissait, le mur étaitresté froid, un coup de pluie avait tué la recette. Et les moindres rumeurs, les soufflesles plus faibles, lui fournissaient ainsi <strong>des</strong> <strong>com</strong>mentaires sans fin.- Tenez, on a glissé. Ah ! s'ils pouvaient tous se casser les reins !... Ça, ma chère, cesont <strong>des</strong> dames qui se disputent. Tant mieux ! tant mieux !... Hein ! entendez-vous lespaquets tomber dans les sous-sols ? C'est dégoûtant !Il ne fallait pas que Denise discutât ses explications, car il rappelait alors amèrementla manière indigne dont on l'avait congédiée. Puis, elle devait lui conter, pour lacentième fois, son passage aux confections, les souffrances du début, les petiteschambres malsaines, la mauvaise nourriture, la continuelle bataille <strong>des</strong> vendeurs ; et,tous deux, du matin au soir, ne parlaient ainsi que du magasin, le buvaient à chaqueheure dans l'air même qu'ils respiraient.- Donne, monsieur, répétait ardemment Pépé, les mains toujours tendues.La tête de dogue était finie, Bourras la reculait, l'avançait, avec une gaieté bruyante.- Prends garde, il va te mordre... Là, amuse-toi, et ne le casse pas, si c'est possible.103
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parmi ces paquets, après avoir con
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lentement au milieu des commis resp
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tendre et si gaie d'ameublement, s'
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faire un scandale... Que diable ! t
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