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Au Bonheur des Dames Emile ZOLA - livrefrance.com

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heure de quatre millions, avait ainsi passé dix fois en marchandises, dans les<strong>com</strong>ptoirs. Robineau, quand il se livrait à ce calcul devant Denise, après le repas,restait un instant accablé, les yeux sur son assiette vide : elle avait raison, c'était cerenouvellement incessant du capital qui faisait la force invincible du nouveau<strong>com</strong>merce. Bourras seul niait les faits, refusait de <strong>com</strong>prendre, superbe et stupide<strong>com</strong>me une borne. Un tas de voleurs, voilà tout ! Des gens qui mentaient ! Descharlatans qu'on ramasserait dans le ruisseau, un beau matin !Les Baudu, cependant, malgré leur volonté de ne rien changer aux habitu<strong>des</strong> du VieilElbeuf, tâchaient de soutenir la concurrence. La clientèle ne venant plus à eux, ilss'efforçaient d'aller à elle, par l'intermédiaire <strong>des</strong> courtiers. Il y avait alors, sur la placede Paris, un courtier, en rapport avec tous les grands tailleurs, qui sauvait les petitesmaisons de draps et de flanelles, lorsqu'il voulait bien les représenter.Naturellement, on se le disputait, il prenait une importance de personnage ; et,Baudu, l'ayant marchandé, eut le malheur de le voir s'entendre avec les Matignon, dela rue Croix-<strong>des</strong>-Petits-Champs. Coup sur coup, deux autres courtiers le volèrent ; untroisième, honnête homme, ne faisait rien. C'était la mort lente, sans secousse, unralentissement continu <strong>des</strong> affaires, <strong>des</strong> clientes perdues une à une. Le jour vint où leséchéances furent lour<strong>des</strong>. Jusque-là, on avait vécu sur les économies d'autrefois;maintenant, la dette <strong>com</strong>mençait. En décembre, Baudu, terrifié par le chiffre <strong>des</strong>billets souscrits, se résigna au plus cruel <strong>des</strong> sacrifices : il vendit sa maison decampagne de Rambouillet, une maison qui lui coûtait tant d'argent en réparationscontinuelles, et dont les locataires ne l'avaient pas même payé, lorsqu'il s'était décidéà en tirer parti.Cette vente tuait le seul rêve de sa vie, son coeur en saignait <strong>com</strong>me de la perte d'unepersonne chère. Et il dut céder, pour soixante-dix mille francs, ce qui lui en coûtaitplus de deux cent mille. Encore fut-il heureux de trouver les Lhomme, ses voisins, quele désir d'augmenter leurs terres détermina. Les soixante-dix mille francs allaientsoutenir la maison pendant quelque temps encore. Malgré tous les échecs, l'idée de lalutte renaissait: avec de l'ordre, à présent, on pouvait vaincre peut-être.Le dimanche où les Lhomme donnèrent l'argent, ils voulurent bien dîner au VieilElbeuf. Mme <strong>Au</strong>rélie arriva la première ; il fallut attendre le caissier, qui vint en retard,effaré par tout un après-midi de musique ; quant au jeune Albert, il avait acceptél'invitation, mais il ne parut pas. Ce fut, d'ailleurs, une soirée pénible. Les Baudu,vivant sans air au fond de leur étroite salle à manger, souffrirent du coup de vent queles Lhomme y apportaient, avec leur famille débandée et leur goût de libre existence.Geneviève, blessée <strong>des</strong> allures impériales de Mme <strong>Au</strong>rélie, n'avait pas ouvert labouche; tandis que Colomban l'admirait, pris de frissons, en songeant qu'elle régnaitsur Clara.Avant de se coucher, le soir, <strong>com</strong>me Mme Baudu était déjà au lit, Baudu se promenalongtemps dans la chambre. Il faisait doux, un temps humide de dégel. <strong>Au</strong>-dehors,malgré les fenêtres closes et les rideaux tirés, on entendait ronfler les machines <strong>des</strong>travaux d'en face.- Sais-tu à quoi je pense, Élisabeth ? dit-il enfin. Eh bien ! ces Lhomme ont beaugagner beaucoup d'argent, j'aime mieux être dans ma peau que dans la leur... Ilsréussissent, c'est vrai.La femme a raconté, n'est-ce pas ? qu'elle s'était fait près de vingt mille francs cetteannée, et cela lui a permis de me prendre ma pauvre maison. N'importe ! je n'ai plusla maison, mais au moins je ne vais pas jouer de la musique d'un côté, tandis que tucours la prétentaine de l'autre... Non, vois-tu, ils ne peuvent pas être heureux.Il était encore dans la grosse douleur de son sacrifice, il gardait une rancune contreces gens qui lui avaient acheté son rêve.Quand il arrivait près du lit, il gesticulait, penché vers sa femme ; puis, de retourdevant la fenêtre, il se taisait un instant, il écoutait la clameur du chantier. Et ilreprenait ses vieilles accusations, ses doléances désespérées sur les temps nouveaux :120

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