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Au Bonheur des Dames Emile ZOLA - livrefrance.com

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Mais ce chagrin, le seul qu'elle eût au-dehors, n'altérait pas l'humeur égale de Denise.C'était surtout à son rayon qu'il fallait la voir, au milieu de son peuple de bambins detout âge.Elle adorait les enfants, on ne pouvait la mieux placer. Parfois, on <strong>com</strong>ptait là unecinquantaine de fillettes, autant de garçons, tout un pensionnat turbulent, lâché dansles désirs de la coquetterie naissante. Les mères perdaient la tête. Elle, conciliante,souriait, faisait aligner ce petit monde sur <strong>des</strong> chaises; et, quand il y avait dans le tasune gamine rose, dont le joli museau la tentait, elle voulait la servir elle-même,apportait la robe, l'essayait sur les épaules potelées, avec <strong>des</strong> précautions tendres degrande soeur. Des rires clairs sonnaient, de légers cris d'extase partaient, au milieu devoix grondeuses. Parfois, une fillette déjà grande personne, neuf ou dix ans, ayant auxépaules un paletot de drap, l'étudiait devant la glace, se tournait, la mine absorbée,les yeux luisant du besoin de plaire. Et le déballage en<strong>com</strong>brait les <strong>com</strong>ptoirs, <strong>des</strong>robes en toile d'Asie rose ou bleue pour enfants d'un an à cinq ans, <strong>des</strong> costumes demarin en zéphyr, jupe plissée et blouse ornée d'appliques en percale, <strong>des</strong> costumesLouis XV, <strong>des</strong> manteaux, <strong>des</strong> jaquettes, un pêle-mêle de vêtements étroits, raidis dansleur grâce enfantine, quelque chose <strong>com</strong>me le vestiaire d'une bande de gran<strong>des</strong>poupées, sorti <strong>des</strong> armoires et livré au pillage. Denise avait toujours au fond <strong>des</strong>poches quelques friandises, apaisait les pleurs d'un marmot désespéré de ne pasemporter <strong>des</strong> culottes rouges, vivait là parmi les petits, <strong>com</strong>me dans sa famillenaturelle, rajeunie elle-même de cette innocence et de cette fraîcheur sans cesserenouvelées autour de ses jupes.Maintenant, il lui arrivait d'avoir de longues conversations amicales avec Mouret.Quand elle devait se rendre à la direction pour prendre <strong>des</strong> ordres ou pour donner unrenseignement, il la retenait à causer, il aimait l'entendre. C'était ce qu'elle appelait enriant " faire de lui un brave homme ". Dans sa tête raisonneuse et avisée deNormande, poussaient toutes sortes de projets, ces idées sur le nouveau <strong>com</strong>merce,qu'elle osait effleurer déjà chez Robineau, et dont elle avait exprimé quelques-unes, lebeau soir de leur promenade aux Tuileries.Elle ne pouvait s'occuper d'une chose, voir fonctionner une besogne, sans êtretravaillée du besoin de mettre de l'ordre, d'améliorer le mécanisme. Ainsi, depuis sonentrée au <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>, elle était surtout blessée par le sort précaire <strong>des</strong><strong>com</strong>mis ; les renvois brusques la soulevaient, elle les trouvait maladroits et iniques,nuisibles à tous, autant à la maison qu'au personnel. Ses souffrances du début lapoignaient encore, une pitié lui remuait le coeur, à chaque nouvelle venue qu'ellerencontrait dans les rayons, les pieds meurtris, les yeux gros de larmes, traînant samisère sous sa robe de soie, au milieu de la persécution aigrie <strong>des</strong> anciennes. Cettevie de chien battu rendait mauvaises les meilleures ; et le triste défilé <strong>com</strong>mençait :toutes mangées par le métier avant quarante ans, disparaissant, tombant à l'inconnu,beaucoup mortes à la peine, phtisiques ou anémiques, de fatigue et de mauvais air,quelques-unes roulées au trottoir, les plus heureuses mariées, enterrées au fond d'unepetite boutique de province. Était-ce humain, était-ce juste, cette consommationeffroyable de chair que les grands magasins faisaient chaque année ? Et elle plaidait lacause <strong>des</strong> rouages de la machine, non par <strong>des</strong> raisons sentimentales, mais par <strong>des</strong>arguments tirés de l'intérêt même <strong>des</strong> patrons. Quand on veut une machine solide, onemploie du bon fer ; si le fer casse ou si on le casse, il y a un arrêt de travail, <strong>des</strong> fraisrépétés de mise en train, toute une déperdition de force.Parfois, elle s'animait, elle voyait l'immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, oùchacun aurait sa part exacte <strong>des</strong> bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude dulendemain, assurée à l'aide d'un contrat. Mouret alors s'égayait, malgré sa fièvre.Il l'accusait de socialisme, l'embarrassait en lui montrant <strong>des</strong> difficultés d'exécution ;car elle parlait dans la simplicité de son âme, et elle s'en remettait bravement àl'avenir, lorsqu'elle s'apercevait d'un trou dangereux, au bout de sa pratique de coeurtendre. Cependant, il était ébranlé, séduit, par cette voix jeune, encore frémissante192

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