Tant pis! on m'a envoyée là-haut, à l'atelier, pour un poignet.Elles se séparèrent. La jeune fille, d'un air affairé, <strong>com</strong>me si elle courait de caisse encaisse, à la recherche d'une erreur, gagna l'escalier et <strong>des</strong>cendit dans le hall. Il étaitdix heures moins un quart, la première table venait d'être sonnée. Un lourd soleilchauffait les vitrages, et malgré les stores de toile grise, la chaleur tombait dans l'airimmobile. Par moments, une haleine fraîche montait <strong>des</strong> parquets, que <strong>des</strong> garçons demagasin arrosaient d'un mince filet d'eau. C'était une somnolence, une sieste d'été, aumilieu du vide élargi <strong>des</strong> <strong>com</strong>ptoirs, pareils à <strong>des</strong> chapelles, où l'ombre dort, après ladernière messe. Des vendeurs nonchalants se tenaient debout, quelques rares clientessuivaient les galeries, traversaient le hall, de ce pas abandonné <strong>des</strong> femmes que lesoleil tourmente.Comme Denise <strong>des</strong>cendait, Favier mettait justement une robe de soie légère, à poisroses, pour Mme Boutarel, débarquée la veille du midi. Depuis le <strong>com</strong>mencement dumois, les départements donnaient, on ne voyait guère que <strong>des</strong> dames fagotées, <strong>des</strong>châles jaunes, <strong>des</strong> jupes vertes, le déballage en masse de la province. Les <strong>com</strong>mis,indifférents, ne riaient même plus. Favier ac<strong>com</strong>pagna Mme Boutarel à la mercerie, etquand il reparut, il dit à Hutin :- Hier toutes auvergnates, aujourd'hui toutes provençales... J'en ai mal à la tête. MaisHutin se précipita, c'était son tour, et il avait reconnu "la jolie dame", cette blondeadorable que le rayon désignait ainsi, ne sachant rien d'elle, pas même son nom. Touslui souriaient, il ne se passait point de semaine sans qu'elle entrât au <strong>Bonheur</strong>,toujours seule. Cette fois, elle avait avec elle un petit garçon de quatre ou cinq ans.On en causa.- Elle est donc mariée? demanda Favier, lorsque Hutin revint de la caisse, où il avaitfait débiter trente mètres de satin duchesse.- Possible, répondit ce dernier, quoique ça ne prouve rien, ce mioche. Il pourrait être àune amie... Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle doit avoir pleuré. Oh! une tristesse, et <strong>des</strong>yeux rouges !Un silence régna. Les deux vendeurs regardaient vaguement dans les lointains dumagasin. Puis, Favier reprit d'une voix lente :- Si elle est mariée, son mari lui a peut-être bien allongé <strong>des</strong> gifles.- Possible, répéta Hutin, à moins que ce ne soit un amant qui l'ait plantée là.Et il conclut, après un nouveau silence :- Ce que je m'en fiche !À ce moment, Denise traversait le rayon <strong>des</strong> soieries, en ralentissant sa marche et enregardant autour d'elle, pour découvrir Robineau. Elle ne le vit pas, alla dans la galeriedu blanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s'étaient aperçus de sonmanège.- La voilà encore, cette désossée ! murmura Hutin.- Elle cherche Robineau, dit Favier. Je ne sais ce qu'ils fricotent ensemble. Oh ! rien dedrôle, Robineau est trop bête là-<strong>des</strong>sus... On raconte qu'il lui a procuré un petittravail, <strong>des</strong> noeuds de cravate. Hein ? quel négoce !Hutin méditait une méchanceté. Lorsque Denise passa près de lui, il l'arrêta, en disant:- C'est moi que vous cherchez ?Elle devint très rouge. Depuis la soirée de Joinville, elle n'osait lire dans son coeur, oùse heurtaient <strong>des</strong> sentiments confus. Elle le revoyait sans cesse avec cette fille auxcheveux roux, et si elle frémissait encore devant lui, c'était peut-être de malaise.L'avait-elle aimé ? L'aimait-elle toujours ? elle ne voulait point remuer ces choses, quilui étaient pénibles.- Non, monsieur, répondit-elle, embarrassée.Alors, Hutin s'amusa de sa gêne.- Si vous désirez qu'on vous le serve... Favier, servez donc Robineau à mademoiselle.86
Elle le regarda fixement, du regard triste et calme dont elle recevait les allusionsblessantes de ces demoiselles. Ah ! il était méchant, il la frappait ainsi que les autres !Et il y avait en elle <strong>com</strong>me un déchirement, un dernier lien qui se rompait. Son visageexprima une telle souffrance, que Favier, peu tendre de son naturel, vint pourtant àson secours.- M. Robineau est au réassortiment, dit-il. Il rentrera pour déjeuner sans doute... Vousle trouverez cet après-midi, si vous avez à lui parler.Denise remercia, remonta aux confections, où Mme <strong>Au</strong>rélie l'attendait, dans une colèrefroide. Comment ! elle était partie depuis une demi-heure ! d'où sortait-elle ? pas del'atelier, bien sûr ? La jeune fille baissait la tête, songeait à cet acharnement dumalheur. C'était fini, si Robineau ne rentrait pas.Cependant, elle se promettait de re<strong>des</strong>cendre.<strong>Au</strong>x soieries, le retour de Robineau avait déchaîné toute une révolution. Le <strong>com</strong>ptoirespérait qu'il ne rentrerait pas, dégoûté <strong>des</strong> ennuis qu'on lui créait sans cesse ; et, unmoment, en effet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fonds de<strong>com</strong>merce, il avait failli le prendre. Le sourd travail de Hutin, la mine qu'il creusaitdepuis de longs mois sous les pieds du second, allait enfin éclater. Pendant le congéde celui-ci, <strong>com</strong>me il le suppléait à titre de premier vendeur, il s'était efforcé de luinuire dans l'esprit <strong>des</strong> chefs, de s'installer à sa place, par <strong>des</strong> excès de zèle : c'étaientde petites irrégularités découvertes et étalées, <strong>des</strong> projets d'améliorations soumis, <strong>des</strong><strong>des</strong>sins nouveaux qu'il imaginait. Tous, d'ailleurs, dans le rayon, depuis le débutantrêvant de passer vendeur, jusqu'au premier convoitant la situation d'intéressé, tousn'avaient qu'une idée fixe, déloger le camarade au-<strong>des</strong>sus de soi pour monter d'unéchelon, le manger s'il devenait un obstacle ; et cette lutte <strong>des</strong> appétits, cette poussée<strong>des</strong> uns sur les autres, était <strong>com</strong>me le bon fonctionnement même de la machine, cequi enrageait la vente et allumait cette flambée du succès dont Paris s'étonnait.Derrière Hutin, il y avait Favier, puis derrière Favier, les autres, à la file. On entendaitun gros bruit de mâchoires. Robineau était condamné, chacun déjà emportait son os.<strong>Au</strong>ssi, lorsque le second reparut, le grognement fut-il général. Il fallait en finir,l'attitude <strong>des</strong> vendeurs lui avait semblé si menaçante, que le chef du <strong>com</strong>ptoir, pourdonner à la direction le temps de prendre un parti, venait d'envoyer Robineau auréassortiment.- Nous préférons nous en aller tous, si on le garde, déclarait Hutin.Cette affaire ennuyait Bouthemont, dont la gaieté s'ac<strong>com</strong>modait mal d'un tel tracasintérieur. Il souffrait de ne plus avoir autour de lui que <strong>des</strong> visages renfrognés.Pourtant, il voulait être juste.- Voyons, laissez-le tranquille, il ne vous fait rien.Mais <strong>des</strong> protestations éclataient.- Comment ! il ne nous fait rien ?... Un être insupportable, toujours nerveux, et quivous passerait sur le corps, tant il est fier !C'était la grande rancune du rayon. Robineau, avec <strong>des</strong> nerfs de femme, avait <strong>des</strong>raideurs et <strong>des</strong> susceptibilités inacceptables.On racontait vingt anecdotes, un petit jeune homme qui en était tombé malade,jusqu'à <strong>des</strong> clientes qu'il avait humiliées par ses remarques cassantes.- Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendre sur moi... J'ai averti ladirection, je vais en causer tout à l'heure.On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait du sous-sol, lointaine etassourdie dans l'air mort du magasin.Hutin et Favier <strong>des</strong>cendirent. De tous les <strong>com</strong>ptoirs, <strong>des</strong> vendeurs arrivaient un à un,débandés, se pressant en bas, à l'entrée étroite du couloir de la cuisine, un couloirhumide que <strong>des</strong> becs de gaz éclairaient continuellement. Le troupeau s'y hâtait, sansun rire, sans une parole, au milieu d'un bruit croissant de vaisselle et dans une odeurforte de nourriture.87
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chez nous pour être accueillie...
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