Le Parfum D'Adam

À l’époque, Paul avait sur les femmes des idées assez
simples et assez vagues, tirées de l’observation de sa
mère, austère et rigoriste, et de la fréquentation distraite
de quelques bordels en Asie. À ses yeux, le personnage
libre et insolent de Kerry ne cadrait ni avec le respect qu’on
devait à une femme sérieuse ni avec le désir que peut
susciter une fille vendue. La plupart des hommes de la
promotion – ils étaient encore une écrasante majorité –
pensaient de même et la tenaient à l’écart de leurs
discussions et de leurs sorties. Kerry feignait d’y être
indifférente. Mais pendant un week-end où – comme
d’habitude – elle était restée seule au camp, Paul la surprit
en train de pleurer sur son lit. Il se retira sans qu’elle l’ait vu
et il ne lui en parla jamais.
Elle n’avait pas eu la même délicatesse. Un soir, elle
était entrée dans le mess des élèves, et l’avait trouvé
désert car tous s’étaient rendus à une soirée organisée par
une autre unité. Seul Paul traînait là, chargé d’assurer la
permanence. Par désœuvrement et sans doute sous l’effet
d’une nostalgie douloureuse qui lui faisait penser à sa
mère, il s’était assis au piano. Lui qui détestait cet
instrument n’y touchait jamais et n’avait signalé à personne
qu’il savait en jouer, s’était mis à caresser les touches.
Emporté par sa mémoire, le contact du clavier et les
souvenirs de son enfance, il s’était mis à jouer des
nocturnes de Chopin et des pièces de Bach adaptées pour
le piano. Il se croyait seul. Quand Kerry battit des mains à
la fin d’un morceau, Paul referma bruyamment le couvercle