L'Etat en jeu - fasopo

appartements et choisit les nouveaux arrivants (ainsi que nous l’avons vu dans le quartier du
Premier Mai à Istanbul).
Comme le notait Gérard Noiriel à propos du lien social dans une communauté
nationale souveraine 1386 , ici, le lien social est donc d’abord un lien coercitif, mais il est
également basé sur l’intérêt partagé. Ainsi, les habitants bénéficient également de la
protection des milices 1387 . Dans un contexte de quasi guerre civile, animée notamment par ces
dernières, la nouvelle de l’existence d’un quartier alévi d’extrême gauche ou sunnite et
idéaliste « libéré », c’est-à-dire placé sous la domination d’une milice, a tôt-fait de provoquer
des échanges de feu et des attaques à l’encontre des habitants du quartier. En un sens, la
protection offerte par les milices s’apparente donc à un racket, dans « la mesure où les
menaces contre lesquelles [la milice] protège [les habitants] sont la conséquence de ses
propres activités » 1388 . Les positions des milices peuvent être rapprochées de celles d’une
entreprise mafieuse qui, « à la différence de l’Etat, qui offre à tous les citoyens sa protection
comme un bien public, […] est un entrepreneur privé de protection. Comme chaque
entrepreneur, elle cherche à maintenir la demande du bien qu’elle offre […] [et] faire en sorte
que la violence – même dans une forme peu explicite – reste toujours présente sur leur
marché, et donc que la demande de protection ne baisse jamais » 1389 .
Les habitants sont contraints de contribuer aux activités de la milice, à laquelle
participent généralement des membres de leur famille, et sont dépendants de son bon vouloir
pour rester dans le quartier. Ainsi que le confirme Hamit Bozarslan, les liens qui unissent
miliciens et populations locales étant forts et multiples, ils obtiennent aisément leur adhésion :
« Mais l’adhésion de la communauté ne s’explique pas uniquement par sa perception
de l’Etat. Elle entretient aussi des liens organiques très forts avec la milice. Les
membres de la milice font partie de la communauté. Ils sont fils et filles des familles,
ce qui implique une charge affective et convainc facilement le groupe que la
protection a un prix (taxation, prise en charge des militants, recrutement, autorité
interne au groupe, homogénéisation des ressources culturelles etc.). En s’imposant
1386
Noiriel, Gérard, Etat, nation, immigration, Paris, Folio histoire, 2001, p. 195.
1387
Hamit Bozarslan note que « l’ingouvernabilité qui règne au centre est un atout décisif pour la milice car elle
lui permet de convaincre effectivement le groupe que l’Etat n’est pas capable de satisfaire ce besoin de
protection. L’Etat est aussi démissionnaire dans d’autres domaines : il ne peut répondre aux autres attentes du
groupe telles que la promotion sociale, le partage du pouvoir etc », Bozarslan, Hamit, « Le phénomène milicien :
une composante de la violence politique en Turquie des années 1970 », art. cit., p. 225.
1388
Tilly, Charles, « La guerre et la construction de l’Etat en tant que crime organisé », Politix, Vol. 13, n°49,
premier trimestre 2000, p. 99.
1389
Sciarrone, Rocco, « Réseaux mafieux et capital social », Politix, Vol. 13, n°49, premier trimestre 2000, p. 38.
497