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TERRITOIRES
Ce pauvre Fred Marshall, lui, fait un affreux cauchemar. Même s’il
sait qu’il rêve, cela n’en rend pas l’expérience moins horrible. Il est dans
une barque avec Judy, qui est assise à l’avant. Un lac. Ils pèchent, ou
plutôt Fred pêche, car elle se contente de tenir sa canne au-dessus de
l’eau. Les traits de sa femme sont dénués de toute expression, son teint
est cireux, ses yeux remplis d’une stupeur sans nom. Il essaie
désespérément d’attirer son attention, passant d’un sujet de conversation
à l’autre. Rien ne marche ; pour avoir recours à une image de
circonstance, elle ne mord pas à l’hameçon. Soudain, il remarque que le
regard hébété de Judy est fixé sur le panier de pêcheur posé entre eux
dans le fond de la barque. À travers les mailles de l’osier, du sang
s’écoule à grosses gouttes. « Ce n’est rien, juste les poissons qui se
vident », la rassure-t-il, mais elle reste silencieuse, et, en réalité, Fred
n’en est pas si sûr lui-même. Il se dit qu’il devrait ouvrir le panier pour y
jeter un coup d'œil, lorsque sa canne reçoit un choc énorme. S’il avait eu
moins de réflexes, elle lui aurait sauté des mains. C’est une sacrée
touche !
Fred commence à mouliner, mais le poisson résiste avec
acharnement. Il parvient enfin à le tirer jusqu’au flanc de l’embarcation
et s’aperçoit qu’il n’a pas d’épuisette. Et flûte, se dit-il, on joue le tout
pour le tout ! Il rejette sa canne en arrière - qu’elle essaie seulement de
casser, cette fichue ligne ! -, et la plus grosse truite qu’on puisse
imaginer s’envole devant lui en un arc de cercle étincelant. Elle atterrit
juste à côté du panier et se débat en produisant comme des hoquets
effrayants. Fred n’a jamais entendu une chose pareille chez aucun
poisson. Penché sur la truite, maintenant, il découvre qu’elle a le visage
de Tyler. Son fils s’est transformé en poisson-garou et il se meurt au
fond d’une barque, étouffé.
Fred l’attrape, cherche à retirer l’hameçon pour rejeter la truite à
l’eau avant qu’il ne soit trop tard, mais la créature secouée de spasmes
lui échappe sans cesse des doigts, sur lesquels elle laisse une bave
d’écailles. Le Ty-poisson a d’ailleurs avalé jusqu’au bout l’hameçon
dont la pointe acérée émerge de l’une des ouïes, juste en dessous du
point où les traits humains s’effacent. Les hoquets se font plus bruyants,
plus violents, plus insupportables encore...
Fred se redresse avec un brusque sanglot. Il a lui-même
l’impression de s’étrangler et, pendant un instant, il est totalement perdu
dans le temps et l’espace, entraîné par le dérapage, dirions-nous, avant
de découvrir qu’il est dans sa chambre, assis sur le lit qu’il partage avec
Judy.
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