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TERRITOIRES
avec des inconnus devant une caméra ne dépense pas son argent pour un
tableau pareil, avait-il décrété.
Entrons dans la cuisine de Jack Sawyer, donc. Le Herald du jour
est ouvert sur la table. Une poêle à frire au fond luisant de margarine
chauffe sur le brûleur gauche, à l’avant de la cuisinière à gaz. Un
homme grand et mince en sweat-shirt de l’université Sud-Califomie,
jean et mocassins italiens couleur de sucre brun agite un fouet dans un
bol en inox plein d’œufs crus. Il a l’air préoccupé.
En l’observant tandis que, sourcils froncés, il fixe le vide audessus
du récipient, nous faisons une constatation : le beau garçon de
douze ans que nous avons laissé dans une chambre au troisième étage
d’un hôtel désert du New Hampshire s’est mué en un homme dont
l’aspect physique est la moindre des séductions. Séduisant, il l’est,
certes, mais, plus encore, il est intéressant. Même quand il est troublé
par quelque secrète interrogation, préoccupé par quelque énigme
existentielle - tel est le terme que nous suggère son expression
contemplative -, une autorité naturelle irradie de Jack Sawyer. Il suffit
de le regarder pour voir qu’il appartient à une catégorie d’êtres vers
lesquels les autres se tournent quand ils se sentent dépassés, menacés ou
contrés par les circonstances. L’intelligence, la résolution et la
constance ont si profondément modelé ses traits que leur beauté
formelle est sans rapport avec ce qu’ils expriment. C’est un homme qui
ne s’arrête pas devant une glace pour s’admirer, non. La vanité est
étrangère à son tempérament. Il est probable qu’il a dû être une étoile
montante dans les services de police de Los Angeles, que son dossier
abondait de félicitations et qu’il a été sélectionné pour participer à ces
cycles de perfectionnement que le FBI finance à l’intention des
éléments prometteurs. Nombre de ses collègues et supérieurs, à ce
propos, ont dû être persuadés qu’il deviendrait, vers quarante ans, le
commissaire principal d'une ville comme San Diego ou Seattle, et que,
dix ou quinze ans plus tard, si tout allait bien, il hériterait de San
Francisco ou de New York.
Chez lui, d'ailleurs, l’âge paraît aussi peu significatif que la beauté
physique. Il donne l’impression d’avoir déjà vécu des vies entières
avant celle-ci, d’avoir été dans des lieux et vu des choses qui échappent
à la plupart des humains. L’admiration que lui voue Dale Gilbertson n’a
donc rien d’étonnant, pas plus que son désir d’obtenir son assistance. À
sa place, nous brûlerions tout autant de l’avoir, mais nous n’aurions pas
plus de succès que lui : cet homme
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