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TERRITOIRES
Penchée en avant, les deux mains sur ses gros genoux, elle produit des
sons qui rappellent une boîte de vitesses maltraitée par un conducteur
novice. Sur le perron de l’hôtel, un bâtard décati attend patiemment que
Bertha retourne à la taverne pour aller laper les déchets de saucisses
d’apéritif qui flottent dans la bière et la bile. La voix geignarde de feu
Dick Curless, vétéran de la country, se glisse sous la porte de
l’estaminet.
Le chien lâche un grognement distrait quand nous passons devant
lui pour pénétrer dans le hall du Nelson. Des trophées mangés aux mites
- une tête de loup, une d’ours, une d’élan et une de bison à moitié
chauve, avec un unique œil de verre - contemplent les fauteuils vides,
l’ascenseur, immobile depuis 1994, et un comptoir de réception déserté,
car Morty Fine, le portier de nuit, a préféré se réfugier dans le bureau où
il feuillette un numéro de People en se curant le nez. Ici, les effluves du
fleuve ont depuis longtemps noyé toutes les pièces ; ce soir, ils sont
particulièrement tenaces et nous inspirent de sombres pensées, mauvais
coups en Bourse, chèques en bois, ennuis de santé, enveloppes volées,
pensions alimentaires impayées, promesses creuses, tumeurs, ambitions
déçues, vieilles boîtes d’échantillons démodés, espoirs ruinés, peaux
mortes, arches écroulées... C’est un endroit où l’on ne vient que si les
autres portes se sont fermées. On y trouve des hommes qui ont
abandonné leur famille il y a vingt ans, prostrés sur d’étroits matelas
souillés de pisse, crachant leurs poumons. Le bar antique a été fermé
définitivement au début du mois de juin, sur décision unanime du
conseil municipal, après que Dale Gilbertson eut projeté une vidéo
pirate tournée dans le bouge ; on y voyait évoluer trois strip-teaseuses
itinérantes, associées sous le nom de Trio anal, dont le spectacle incluait
l’utilisation synchronisée d’un concombre
- Mr. Tom Lund à la caméra, que l’on applaudit bien fort ! Mais les
pensionnaires de l’hôtel n’ont qu’à faire quelques pas pour aller
s’imbiber de bière à la taverne mitoyenne. On paie à la semaine, au
Nelson ; on peut avoir une plaque chauffante dans sa chambre
- mais après vérification de l’état du fil électrique -, et on peut y
mourir, aussi, pour le même prix. En ce cas précis, les derniers sons
entendus seront les grincements du lit, à l’étage au-dessus, sur lequel un
autre paumé est en train de se masturber.
Filons au deuxième, justement, là où l’odeur âcre du fleuve se
mêle à celle du bouillon de poulet qui mitonne sur une plaque dûment
approuvée par Morty Fine ou par George Smith, son collègue de jour.
Elle vient de la chambre 307. Nous y entrons par
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