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TERRITOIRES
C’était dans leur bar favori, encore une fois, mais l’après-midi. Ils
étaient venus pour un quatuor de jazz, qui avait été plutôt bon. Non
qu’ils l’aient beaucoup écouté, Fred s’en souvient. Il avait surtout parlé
de lui, du peu de satisfaction qu’il tirait à fréquenter l’Institut de
sciences naturelles et d’agriculture, Meuh University, ainsi que le
surnommaient les petits frimeurs des facs de lettres ou de
mathématiques, et de la certitude qu’avaient ses proches qu’une fois son
diplôme obtenu il reviendrait aider Phil à tenir la ferme familiale à
French Landing. La perspective de passer le restant de sa vie avec ce
Phil provoquait en lui un sérieux accès de spleen.
— Qu’est-ce que tu veux, alors ? avait-elle demandé en prenant
la main de Fred près de la bougie plantée dans un pot à confiture, tandis
que la formation attaquait un joli petit air, Je serai là pour toi.
— Je sais pas, Judy, avait-il répondu, mais ce que je sais, c’est
que je devrais être en section marketing, pas chez les meuhs. La vente,
c’est mon truc. Pas le labourage.
— Pourquoi tu ne changes pas, dans ce cas ?
— Parce que, dans ma famille, ils pensent que...
— Ce n’est pas eux qui vont vivre ta vie, Fred. C’est toi.
« Facile à dire », avait-il songé. Puis, en revenant au campus, il
leur était arrivé quelque chose de tellement incroyable, de si éloigné de
sa conception de l’existence, que, même aujourd’hui, treize ans après, il
se sent dépassé rien qu’à y penser.
Ils continuaient à parler de ses perspectives, de leur possible avenir
commun.
— Je pourrais me voir fermière, avait dit Judy, mais uniquement
si mon mari a vraiment envie de l’être, fermier.
Et ainsi de suite, en laissant leurs pas les emporter... Soudain, au
croisement de Strate Street et de Gorham, un hurlement de pneus et un
formidable choc métallique avaient interrompu leur conversation : en se
retournant, ils avaient vu un pick-up Dodge encastré dans un vieux
break familial.
Un homme en costume fatigué était sorti du break qui, selon toute
vraisemblance, avait grillé le stop de Gorham Street. Il paraissait aussi
secoué qu’apeuré. «Il y a de quoi», avait pensé Fred en voyant
descendre du pick-up un individu jeune et massif - la bedaine qui
débordait du jean avait particulièrement retenu son attention - et,
surtout, armé d’un cric. « Enculé d’abruti de merde ! criait Jeune-et-
Balèze. T’as vu ce qu’ t’as fait ? C’est 1’ camion d’ mon paternel,
connard ! »
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