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BIENVENUE AU PAYS DES RAVINS
Les zones frontières ne ressemblent pas aux autres : elles sont « limite ».
Imaginons que vous traversez pour la première fois une région
semi-rurale du comté d’Oostler, situé dans l’État qui est le vôtre, pour
rendre visite à un ami ou à une amie, divorcé(e) ou séparé(e) de fraîche
date, qui a brusquement - et peu intelligemment, d’après vous - décidé
de s’enfuir dans une ville du comté voisin, celui d’Orelost. Sur le siège
du passager, à côté de vous, au-dessus d’un panier de pique-nique dans
lequel deux bouteilles de bordeaux blanc supérieur sont calées entre
d’exquises petites boîtes pleines de gâteries, il y a une carte routière
pliée de façon à montrer l’endroit qui vous occupe. Vous ne savez pas
exactement où vous vous trouvez, sinon que vous êtes sur la bonne
route et que vous gardez une bonne moyenne.
Le paysage se met à changer peu à peu. La chaussée perd son
accotement puis commence à enchaîner d’inexplicables tournants. De
part et d’autre, les arbres se couchent. Derrière leurs branches
tourmentées, les rares maisons se font plus petites et mal entretenues.
Juste devant vous, un chien à trois pattes jaillit d’une haie et attaque en
hurlant votre roue droite. Sur la balancelle défraîchie d’une véranda, une
vieille harpie affublée d’un minuscule chapeau de paille et de ce qui
ressemble à un linceul lève ses yeux rouges. Deux jardins plus loin, une
fillette en tulle rose sale, une couronne en fer-blanc sur la tête, agite audessus
d’un tas de pneus en flammes une baguette scintillante terminée
par une étoile. Puis apparaît un panneau rectangulaire, « Bienvenue au
comté d'Orelost », et, bientôt, les arbres retrouvent une posture normale,
la route redevient droite. Libéré des sombres pressentiments qui vous
ont à peine effleuré, vous appuyez sur l’accélérateur et vous vous hâtez
vers l’ami, l’amie qui a tant besoin de vous.
Les zones frontières évoquent le désordre et l’aberration. Ici le
grotesque, l’imprévisible et l’interdit s’enracinent, s’épanouissent. C’est
une sensation de « dérapage » qui domine. Nous sommes environnés de
majesté, de grandiose, mais, en même temps, nous venons de traverser
une frontière naturelle délimitée par un large fleuve et définie par des
cours d’eau plus modestes, d’imposantes moraines glaciaires, des
falaises de granit et des vallées qui demeurent aussi invisibles que la
maison noire, jusqu’au prochain tournant, jusqu’à ce que vous l’ayez
face à vous.
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