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Epistemologie des sciences sociales

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consiste à rappeler le caractère arbitraire du signifiant.<br />

L’arbitraire du signifiant<br />

Arbitraire et différentiel vont de pair, les deux qualités s’impliquent mutuellement. Si « dans la langue il<br />

n’y a que <strong>des</strong> différences », la première ou plus importante <strong>des</strong> différences passe entre les signifiants et<br />

les référents : contre une pensée analogique ou continuiste appliquée à la formation <strong>des</strong> mots à partir <strong>des</strong><br />

perceptions sensorielles (telle qu’elle s’exprime, par exemple, dans la position de Cratyle qui, dans le<br />

dialogue de Platon, soutient contre le conventionnalisme d’Hermogène que les mots sont par nature), la<br />

linguistique ne peut s’affirmer comme science qu’en décrochant radicalement le système de la langue de<br />

toute adhérence naturelle.<br />

Le terme d’arbitraire peut faire faux-sens, en suggérant que le matériau linguistique est accessible au<br />

caprice de chacun, aussi Saussure le spécifie-t-il en non-motivé. Il n’y a pas d’évidence mieux ancrée<br />

depuis son enseignement (ou déjà depuis les réflexions <strong>des</strong> Stoïciens, de Hobbes, de Leibniz ou de<br />

Locke) que celle de cette non-motivation du signe linguistique, qui fait cependant problème et qu’on<br />

n’affirmera pas sans réserve. La suite du Cours s’attache à cerner, par exemple, certaines motivations<br />

secondaires qui surgissent au sein d’une classe de termes, ou par proximité sémantique : c’est ainsi que<br />

poir-ier forme sa désinence sur le même moule que ceris-ier, ou abricot-ier. Il est clair, d’autre part, que<br />

la succession syntaxique inhérente au discours peut épouser naturellement l’ordre <strong>des</strong> opérations décrites<br />

: dans la phrase « Jean entra, s’assit et commença son récit », la segmentation syntaxique épouse celle <strong>des</strong><br />

événements ; de même, un énoncé du type : « Le Président et le Premier ministre ont assisté à la<br />

cérémonie » met sa syntaxe en conformité avec la hiérarchie de nos institutions républicaines. D’une<br />

façon générale, la parole, comme nous le verrons en abordant la pragmatique, a de forts effets remotivants<br />

et s’applique à corriger jusqu’à un certain point l’arbitraire de la langue. La fonction poétique fait de<br />

même, qui « rémunère – comme dit Mallarmé – le défaut <strong>des</strong> langues », entendons l’arbitraire du<br />

signifiant. Beaucoup de poètes tomberaient d’accord avec Cratyle, qui exprime au fond dans le dialogue<br />

qui porte son nom une position esthétique ou poétique de la parole : Cratyle n’a pas fait son deuil de la<br />

continuité entre les mots et les choses, il remonte dans ses étymologies fantaisistes à la recherche d’une<br />

langue première ou, comme dira Breton dans la préface à Signe ascendant, à la recherche <strong>des</strong> « contacts<br />

perdus ».<br />

Ces objections ne sont pas pertinentes dans le cadre du Cours de linguistique générale, qui prend soin<br />

d’exclure du système de la langue l’étude de la parole, et a fortiori celle du discours. La doctrine<br />

saussurienne de l’arbitraire s’est toutefois trouvée corrigée par Émile Benveniste, qui a fait remarquer<br />

que la non-motivation ne pouvait concerner la relation du signifiant et du signifié, mais seulement celle du<br />

signifiant avec le réfèrent, qui relèvent ensemble d’une certaine matérialité et pourraient donc dériver<br />

l’un de l’autre. Entre le signifiant et le signifié en revanche, qui appartiennent à deux ordres<br />

incommensurables (une trace matérielle/une idée), l’adéquation ne peut qu’être nécessaire, argumente<br />

Benveniste, et les deux faces du signe se donnent toujours ensemble : la forme <strong>des</strong> entités sémantiques est<br />

à la fois et du même coup signifiante et signifiée, les mots et les idées se découpent mutuellement sans<br />

aucun sentiment d’arbitraire mais avec la plus grande nécessité [11].<br />

La question de l’arbitraire enfin touche aux relations entre la grammaire, ou la syntaxe, et la logique, mais<br />

sur ce leitmotiv de la philosophie du langage la linguistique saussurienne exclut de se prononcer : existet-il<br />

une structure profonde, la logique universelle ou l’ordre de l’esprit humain, dont les langues<br />

naturelles seraient, chacune à sa manière, <strong>des</strong> expressions de surface ? Si l’on postule avec Aristote, les

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