Epistemologie des sciences sociales
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aller dans <strong>des</strong> directions opposées. Dans le premier groupe (focalisations 1-6), on cherche à expliquer<br />
certains aspects <strong>des</strong> conduites individuelles et certains phénomènes sociaux par d’autres phénomènes<br />
sociaux. Dans le second groupe, on cherche à expliquer <strong>des</strong> phénomènes sociaux par <strong>des</strong> conduites<br />
individuelles. Autrement dit, le phénomène social est l’explanans (ce qui a valeur explicative) du<br />
premier groupe et l’explanandum (ce qu’il faut expliquer) du second. Mais rien n’exclut que le<br />
phénomène social une fois expliqué serve d’explication, de sorte qu’une forme de « boucle explicative »<br />
peut apparaître, neutralisant ou brouillant les points de focalisation (Livet, 1999). De toute façon, même<br />
les théories qui se focalisent le plus étroitement sur les actions individuelles ne peuvent pas et ne doivent<br />
probablement pas non plus exclure toute référence aux effets de propriétés supra-individuelles sur les<br />
actions individuelles. Il suffit de penser au rôle que jouent les « situations » dans l’analyse de Popper<br />
(1988) pour le reconnaître (Lukes, 1968). Il peut donc y avoir une certaine convergence dans les<br />
explications en dépit <strong>des</strong> différences de focalisation initiales et, par conséquent, une certaine convergence<br />
dans les problèmes. En définitive, on peut dire qu’il existe, au moins, un problème commun à l’ensemble<br />
<strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> ou, plus exactement, à toutes les théories <strong>sociales</strong> quel que soit leur point de<br />
focalisation. Peut-on donner un sens raisonnable à l’idée que <strong>des</strong> propriétés supra-individuelles ont <strong>des</strong><br />
effets causaux sur les croyances ou les actions individuelles ou sur d’autres propriétés supraindividuelles<br />
? Ce problème a plusieurs aspects importants. L’un d’entre eux peut être dit « ontologique ».<br />
La controverse ontologique<br />
Il n’existe probablement pas beaucoup d’exemples d’ensembles de disciplines qui, à l’instar <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />
<strong>sociales</strong>, se sont développées en opposition constante aux principes qui leur donnaient une raison d’être.<br />
C’est Durkheim, sans aucun doute, qui a formulé ces principes de la façon la plus claire et la plus<br />
systématique. Voici une version (peut-être pas tout à fait orthodoxe) de ces principes ou propositions de<br />
base. La première proposition est épistémologique (elle porte sur la pertinence explicative <strong>des</strong> facteurs<br />
sociaux) ; la seconde est ontologique (elle est relative au mode d’existence <strong>des</strong> faits sociaux, à leur<br />
indépendance à notre égard et à leurs pouvoirs causaux).<br />
1 / Les facteurs sociaux (faits institutionnels, propriétés formelles <strong>des</strong> groupes, données agrégées,<br />
propriétés structurelles ou organisationnelles, impératifs fonctionnels, conséquences non voulues<br />
d’actions intentionnelles, etc.) ont une pertinence évidente dans l’explication de croyances et d’actions<br />
individuelles ainsi que dans l’explication d’autres facteurs sociaux.<br />
2 / La meilleure explication de cette pertinence explicative, c’est, tout simplement, l’existence de faits<br />
sociaux indépendants <strong>des</strong> croyances et <strong>des</strong> actions individuelles, exerçant certaines contraintes sur ces<br />
dernières.<br />
C’est, bien entendu, la seconde proposition de base, ontologique, qui est la plus contestable. Je la<br />
présente comme une « inférence à la meilleure explication » (Harman, 1978) parce qu’il me semble que<br />
c’est la meilleure façon de lui donner un sens raisonnable. Mais sa fragilité vient de là précisément : la<br />
valeur de la proposition dépend de celle qu’on accorde à ce genre d’inférence. Quoi qu’il en soit, il est<br />
permis de dire, sans exagérer, que, dans l’ensemble <strong>des</strong> théories <strong>sociales</strong> ayant survécu aux débats<br />
d’idées, aucune, pratiquement, n’a endossé cette proposition sans l’amender radicalement et que la<br />
plupart ont été construites dans l’intention explicite d’en établir l’absurdité (afin, peut-être, de sauver la<br />
première proposition de base). C’est évident dans le cas de la théorie de l’échange social (Homans,<br />
1967), de l’individualisme méthodologique (Coleman, 1990 ; Boudon, 1984), de l’interactionnisme<br />
symbolique (Becker, 1963), de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967). Ça l’est aussi (quoiqu’un peu