Epistemologie des sciences sociales
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complémentaires.<br />
La conception braudélienne de l’explication historique est de nature à concilier, quoi qu’on en pense, le<br />
point de vue <strong>des</strong> historiens soucieux de ne pas inféoder leur discipline à <strong>des</strong> critères de pertinence venus<br />
<strong>des</strong> autres <strong>sciences</strong> humaines, et celui <strong>des</strong> historiens qui jugent qu’il est de leur métier de comprendre le<br />
sens et la portée <strong>des</strong> faits recueillis. Ce qui est nouveau ici, ce n’est en aucune façon un changement de «<br />
paradigme », mais c’est – à l’intérieur du second « régime d’historicité » que nous a décrit Jacques Revel<br />
– une invitation à être attentif au pouvoir explicatif <strong>des</strong> événements qui sont de plus ou moins longue<br />
durée. Cette invitation oblige l’historien à élargir en conséquence ses sources pour qu’il ait accès à ces<br />
événements de longue durée (sources géographiques, économiques, démographiques, culturelles,<br />
juridiques, etc.) La géographie, l’économie, la démographie, etc. peuvent alors être sollicitées au titre de<br />
« <strong>sciences</strong> auxiliaires » de l’histoire, à côté de l’épigraphie, de la sigillographie ou de la numismatique !<br />
Leur rôle est d’aider l’historien dans le contrôle et l’établissement du « témoignage » qu’il recueille<br />
auprès de ces sources nouvelles. La méthodologie historique en sort renforcée mais nullement altérée. La<br />
logique intérieure à l’histoire et donc le sens unitaire de son déroulement, c’est de l’histoire qu’elle<br />
émerge et c’est le travail de l’historien qui la met au jour, avec l’aide quand il le faut d’autres disciplines<br />
; il ne faut pas chercher cette logique ailleurs, dans <strong>des</strong> théories <strong>sociales</strong> construites à d’autres fins, et<br />
conçues « hors du temps », comme le disait Braudel. Cette complémentarité-là <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> humaines<br />
avec l’histoire (elles sont sollicitées à titre de « <strong>sciences</strong> auxiliaires » pour établir correctement les<br />
données historiques) ne préjuge pas de la complémentarité du principe d’explication braudélien (formes<br />
empiriques) et du principe d’explication structural (structures théoriques), que Braudel appelait de ses<br />
vœux mais qui ne devait pas, à ses yeux, altérer le travail de l’historien. Nous y reviendrons plus loin.<br />
La géographie régionale<br />
Lorsque Braudel fait valoir l’existence de temporalités multiples et qu’il les associe à <strong>des</strong> événements de<br />
plus ou moins longue durée de nature géographique ou sociale, il ne part pas de rien. L’existence de<br />
temporalités propres aux aménagements humains est familière aux géographes depuis longtemps. C’est la<br />
formation géographique qu’ils reçoivent à partir <strong>des</strong> alentours de 1900 en France, selon Paul Claval, qui<br />
sensibilise les historiens à la diversité <strong>des</strong> temporalités dans lesquelles s’inscrivent les éléments du<br />
paysage et les sociétés qui les ont façonnés. À pratiquer la géographie, les historiens s’aperçoivent que la<br />
temporalité n’est pas faite d’une suite unilinéaire d’événements. Les travaux que Marc Bloch développe<br />
sur l’histoire de la campagne française en témoignent. Dans les travaux de géographie régionale qui se<br />
développent à partir <strong>des</strong> années 1900, l’analyse distingue deux états de la société rurale et <strong>des</strong> mo<strong>des</strong><br />
d’exploitation de la terre : la situation actuelle, marquée par la pénétration de formes commerciales<br />
d’exploitation qui éliminent petit à petit ce qui subsiste <strong>des</strong> genres de vie traditionnels, et la société qui<br />
existait lorsque ces genres de vie dominaient encore. L’analyse implique un schéma <strong>des</strong> temporalités du<br />
type suivant : 1 / la société traditionnelle, qui ne peut être saisie dans son intégralité qu’en remontant<br />
jusqu’au milieu du xix e siècle, ou avant ; 2 / une phase de transition, où coexistent <strong>des</strong> restes plus ou<br />
moins altérés <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> d’organisation économique et sociale anciens et <strong>des</strong> formes modernes ; 3 / une<br />
société rurale totalement modernisée, qui se profile déjà dans certaines zones livrées à la concurrence en<br />
Angleterre. Les mutations qui caractérisent la deuxième phase sont clairement identifiables et<br />
parfaitement datables : suppression <strong>des</strong> assolements obligatoires, chute <strong>des</strong> cours du blé, arrivée <strong>des</strong><br />
céréales du Nouveau Monde, catastrophe du phylloxéra, etc. À chacune <strong>des</strong> phases temporelles<br />
correspond un paysage agraire différent. La géographie s’inscrit ainsi dans le temps de l’histoire [11].