Epistemologie des sciences sociales
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annonçant la fin du monde en 1843, résista à trois désaveux successifs avant de s’effondrer. Mais,<br />
précisément, ces données historiques spectaculaires, par leur caractère partiel d’une part, par leur<br />
signification purement confirmative de l’autre, ne permettent pas de mettre à l’épreuve le modèle : «<br />
L’histoire ne risquant guère de nous contredire, serait-il honnête de se fier aux preuves fournies par <strong>des</strong><br />
sources aussi douteuses ? » (p. 28). Fort heureusement pour Festinger, la science et notre démonstration,<br />
la découverte d’un petit mouvement millénariste, annonçant une fin du monde imminente, lui permit de<br />
tester in vivo la pertinence de ses hypothèses. Mais là encore, ce ne fut pas à un dispositif expérimental<br />
stricto sensu que s’appliqua le raisonnement expérimental, mais aux données d’une observation<br />
participante.<br />
Élaboration progressive d’un corpus de procédures et d’outils constitutif <strong>des</strong> noyaux disciplinaires d’un<br />
côté, inscription <strong>des</strong> opérations de connaissance menées sous l’autorité du rationalisme expérimental et<br />
de ses exigences de formalisation et de contrôle de l’autre, cette double orientation semble inviter à<br />
l’approfondissement, au renforcement, et à la constitution d’un savoir cumulatif, caractéristique de ce<br />
que, depuis Thomas Kuhn (1962), on appelle une « science normale ». Si tel était le cas, il nous faudrait<br />
maintenant passer aux divers domaines couverts par les disciplines étudiées, aux diverses théories<br />
élaborées et aux modèles interprétatifs dégagés.<br />
Or, tant sur le plan logique que dans leur évolution historique, le mouvement commun qui anime la<br />
sociologie, l’ethnologie, la démographie et la psychologie sociale n’est pas un mouvement de<br />
consolidation et de renforcement par épuration et rectification successives, mais un mouvement de<br />
dissémination, de constructions alternatives, de complexification et de ruptures. Plus précisément, au sein<br />
du processus historique normal d’utilisation et de mise à l’épreuve <strong>des</strong> métho<strong>des</strong> et <strong>des</strong> orientations<br />
fondamentales, apparaissent <strong>des</strong> points de bifurcation et de rupture engageant sur <strong>des</strong> voies et <strong>des</strong><br />
procédures nouvelles et divergentes. Ce mouvement généralisé, où approfondissement et dispersion se<br />
mêlent, s’opère fondamentalement au niveau <strong>des</strong> programmes et <strong>des</strong> « paradigmes ». Il se conjugue,<br />
simultanément, avec une réévaluation du modèle de scientificité objectiviste et le développement de<br />
postures et de revendications alternatives. Il mobilise, enfin, les différents contextes et scènes de<br />
déploiement social de l’activité de connaissance présentés plus haut. Cette histoire logique complexe<br />
s’enracine dans le contexte méthodologique et programmatique de chaque discipline dont elle interroge la<br />
pertinence opératoire du noyau initial – ne faudrait-il pas faire autrement ? ; elle touche à son<br />
environnement pragmatique en proposant <strong>des</strong> remises en cause <strong>des</strong> légitimités scientifiques et en<br />
dénonçant <strong>des</strong> complicités extrascientifiques ; elle est mise en forme, enfin, dans le contexte normatif, à<br />
travers de gran<strong>des</strong> alternatives épistémologiques, <strong>sciences</strong> de la nature / <strong>sciences</strong> de l’esprit,<br />
holisme/individualisme, modèles/récits, etc. Nous allons suivre ces pistes en cherchant d’abord (partie<br />
III) à restituer la dynamique logique – opérations et schèmes de pensée – et historique – courants et<br />
écoles – de ce mouvement, avant d’en restituer la scène épistémologique (partie IV).<br />
Dissémination, transferts, pluralisation<br />
L’espace de connaissance que nous tentons de décrire n’est ni très simple, ni très reposant. Si nous filons<br />
la métaphore du noyau, chacune de nos disciplines gravite selon <strong>des</strong> modalités propres autour de son<br />
dispositif central de connaissance. Dans cette constellation, ces noyaux occupent un espace commun<br />
relevant du modèle de scientificité de la raison expérimentale. À <strong>des</strong> marges plus ou moins lointaines se<br />
cristallisent <strong>des</strong> positions tendant parfois à construire d’autres noyaux et à entraîner le système entier vers<br />
un autre espace, celui de l’herméneutique et de la raison interprétative. Entre ces diverses positions, <strong>des</strong>