Epistemologie des sciences sociales
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pour déclencher la prise de conscience d’une temporalité, qui sinon serait seulement la projection<br />
temporelle du projet de l’action (et c’est à cela que la plupart <strong>des</strong> philosophes du temps la réduisent, sans<br />
voir qu’à cet égard le simple temps chronologique est plus riche, puisqu’il exige déjà une telle<br />
rencontre). On voit que tout en respectant les contours externes <strong>des</strong>sinés par Prost, l’entrée en histoire par<br />
la cognition et l’action oblige à leur donner <strong>des</strong> contenus complètement renouvelés.<br />
Histoire comparée et raisonnement par cas<br />
Revenons enfin sur le thème <strong>des</strong> rapports entre les raisonnements de l’historien et les argumentations de<br />
nos conversations ordinaires. L’historien raisonne la plupart du temps sans formalismes, donc de manière<br />
non strictement déductive. On peut donc vouloir réduire ses inférences à de la rhétorique. D’autres,<br />
comme Granger, ont préféré voir dans les raisonnements de l’historien <strong>des</strong> détours pour arriver à croiser<br />
suffisamment de concepts universels pour prendre l’individu dans les mailles d’un filet de plus en plus<br />
serré. Mais si l’on prend au sérieux la métaphore de l’histoire comme « clinique de l’individuel », on est<br />
ramené au problème précédent, puisque les cliniciens raisonnent par cas et par symptômes, et que le<br />
raisonnement par cas est un procédé argumentatif, mais non déductif et qu’on pensait non formalisable.<br />
Jonsen et Toulmin ont souhaité remettre à l’honneur ce type de raisonnement, en dénonçant l’abus (le viol<br />
!) de la casuistique comme un abus dont elle aurait été le patient et non pas l’agent. Toulmin, cependant, a<br />
pensé pouvoir réduire le raisonnement par cas à la forme qu’il pense être au fondement de tout argument<br />
non déductif. On part d’un fait particulier, on le rattache à <strong>des</strong> précédents similaires, qui donnent une<br />
justification générale à l’inférence qu’on peut tirer à partir de ce fait. Cette inférence, cependant, ne<br />
propose qu’une conclusion révisable, et il faut s’assurer que <strong>des</strong> circonstances exceptionnelles n’exigent<br />
pas de réviser cette conclusion. (Jonsen et Toulmin, p. 35 et 323, 1989). Une fois mise à part la<br />
reconnaissance, essentielle, de ce que ce type de raisonnement est valide sauf exceptions, et donc<br />
toujours révisable, cette formulation ne permet guère de faire la différence entre la subsumption d’un fait<br />
particulier sous une règle générale et le raisonnement par cas. Il faut en fait partir de l’idée d’inférence<br />
révisable au lieu de partir de l’idée de rapport entre un fait particulier et une règle générale pour<br />
retrouver la spécificité de ce raisonnement. Il faut même aller plus loin, et reconnaître qu’une inférence<br />
révisable est aussi une inférence dont la validité dépend du contexte dans lequel on l’emploie. Ajouter<br />
une nouvelle prémisse à un tel raisonnement, c’est changer le contexte de l’inférence, et il faut donc<br />
chaque fois s’assurer que cet ajout ne nous fait pas rentrer dans un domaine d’exception qui la rend<br />
caduque. En particulier, la transitivité <strong>des</strong> raisonnements n’est plus garantie. Identifier un fait comme un «<br />
cas », ce n’est pas simplement y voir un fait particulier, c’est y voir une information nouvelle susceptible<br />
de réviser nos croyances actuelles, et par exemple, en morale, de mettre en question nos jugements<br />
coutumiers (faut-il ou non considérer un avortement comme un meurtre ?).<br />
Dès lors la « justification » du raisonnement par cas ne consiste pas simplement à énoncer une règle<br />
générale, valide pour <strong>des</strong> cas similaires. Elle consiste plutôt à mettre en branle une procédure de révision<br />
de nos croyances, et donc de l’applicabilité <strong>des</strong> règles que nous serions le plus immédiatement tentés de<br />
mettre en œuvre. Le « cas » suspend cet automatisme, il nous amène donc à reconsidérer notre ordre de<br />
priorités pour déclencher telle règle plutôt que telle autre. Nous redéfinissons alors un ordre de priorité<br />
qui puisse rendre le cas traitable sans trop de tensions. Par exemple, au lieu, dans le cas de l’avortement,<br />
de faire passer avant tout le respect de la vie (quel que soit l’être vivant en cause), nous ferons passer en<br />
premier le respect de la qualité <strong>des</strong> personnes qui vivent en relation autonome avec nous (ce qui n’est pas<br />
le cas du fœtus). Une fois cet ordre redéfini, nous pouvons réviser nos croyances, en l’occurrence laisser<br />
tomber la conclusion qu’il s’agit d’un meurtre, parce que nous aurons rendue inactive la prémisse qui<br />
tient tout être vivant, y compris de manière dépendante et sans communication autre qu’avec sa génitrice,