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Epistemologie des sciences sociales

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Le « retour au récit » est une formule connue pour désigner le mouvement amorcé il y a une trentaine<br />

d’années dans les disciplines historiques en faveur d’une certaine ouverture aux libertés de<br />

l’interprétation littéraire. J. Revel a rappelé les origines et les circonstances de ce tournant chez les<br />

historiens [6] et plus généralement dans les <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> (cf. 1 re partie, chap. 1). Retenons pour notre<br />

propos la présentation de la narrativité comme une composante inévitable <strong>des</strong> textes scientifiques relatifs<br />

à l’ordre humain, dans quelque perspective que ce soit – historique d’abord, mais aussi bien sociale,<br />

économique ou plus généralement anthropologique. Malheureusement, les usages de ce terme sont<br />

multiples et peu éclairants : le nombre de références qu’il coiffe dans les index de la revue<br />

bibliographique Historical Abstracts, par exemple, montre que le Récit est sous toutes les plumes, au<br />

point qu’on a de la peine à dégager les traits spécifiques du genre. Les distinctions que nous proposerons<br />

resteront elles-mêmes une affaire de degré. Le critère retenu est la nature ou l’étendue <strong>des</strong> contraintes<br />

auxquelles les auteurs acceptent de subordonner ces constructions au nom <strong>des</strong> impératifs scientifiques.<br />

Afin de ménager une certaine continuité dans notre parcours du champ M/R, nous examinerons d’abord le<br />

cas <strong>des</strong> récits où la conscience de ces contraintes est la plus manifeste et qui sont à ce titre les plus<br />

proches <strong>des</strong> modèles « forts » considérés précédemment.<br />

Constructions narratives<br />

La caractéristique <strong>des</strong> textes narratifs de ce premier groupe est l’accent mis sur la nature construite du<br />

récit. Ce trait s’exprime d’abord dans la <strong>des</strong>cription <strong>des</strong> objets étudiés (événements historiques, pratiques<br />

culturelles, comportements sociaux, mouvements économiques, etc.) : l’objectif déclaré n’est pas de<br />

livrer un recueil de « faits » aussi riche que possible, à <strong>des</strong> fins documentaires, mais d’énoncer les<br />

données qui servent de support aux propositions théoriques avancées dans le récit.<br />

En second lieu, les constructions narratives charrient pour la plupart <strong>des</strong> termes spécialisés désignant<br />

certaines <strong>des</strong> entités ou <strong>des</strong> notions mobilisées dans l’argumentation. Ainsi, <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> sur les cycles<br />

économiques, la révolution néolithique, etc., se passeront difficilement de quelques développements sur<br />

le sens particulier qu’on prête à ces expressions. Les acceptions proposées ne figurent généralement pas<br />

dans les dictionnaires de la langue usuelle, quelle qu’elle soit. Dès lors, les allusions à la forme naturelle<br />

<strong>des</strong> constructions narratives sont trompeuses ; elles occultent les analogies qui s’imposent avec<br />

l’évolution du langage dans les <strong>sciences</strong> de la nature, marquée de même par une lente émergence de<br />

termes spécialisés, détournés du sens qui était ou qui reste le leur dans la langue naturelle d’où ils sont<br />

tirés (ex. : le terme « affinité » en chimie).<br />

Le caractère construit <strong>des</strong> récits scientifiques se manifeste sous un troisième aspect, touchant les relations<br />

établies entre les propositions ou moments successifs de la narration. Prenons le cas <strong>des</strong> travaux<br />

innombrables sur les causes de tel ou tel phénomène, démographique (ex. : le différentiel <strong>des</strong> naissances<br />

selon le sexe), sociohistorique (ex. : la Révolution française), politico-économique (ex. : le<br />

mercantilisme), etc. Plusieurs explications sont généralement proposées, qui sont autant de façons de<br />

raconter le phénomène, en variant le choix <strong>des</strong> enchaînements de faits auxquels on attribue sa genèse et<br />

son évolution [7]. On retrouve ici les « mon<strong>des</strong> possibles » de Nelson Goodman et leur infinité sous la<br />

plume ou le pinceau de l’animal modélisateur (voir n. 1, p. 408). Rien n’interdit par conséquent de<br />

considérer ces multiples théories comme <strong>des</strong> modèles de la « réalité humaine » – démographique,<br />

sociohistorique, politico-économique, etc. – au même titre que les constructions passées en revue plus<br />

haut sous cette appellation (p. 408). Leur aspiration scientifique apparaît dans le soin qu’apportent les<br />

auteurs à l’énoncé <strong>des</strong> faits ou <strong>des</strong> présupposés qui fondent les inférences pratiquées dans<br />

l’argumentation. C’est à ce sujet que les avocats du mode narratif tendent à se séparer. Nombre d’entre

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