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Epistemologie des sciences sociales

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ouverts. Toute la sémiologie peircienne s’appuie en effet sur un schéma triangulaire très différent du<br />

couple signifiant/signifié de Saussure (qu’il n’a d’ailleurs pas connu) : « Le rapport de sémiose désigne<br />

une action, ou une influence, qui est, ou qui suppose, la coopération de trois sujets, tels que le signe, son<br />

objet et son interprétant. Cette relation ternaire d’influence ne peut se laisser en aucun cas ramener à <strong>des</strong><br />

actions entre paires » [49]. Cette définition éclaire bien la distinction entre le monde simplement<br />

physique et celui que nous dirons de la sémiosphère. Dans les relations physiques telles que cause/effet,<br />

stimulus/réponse ou action de A sur B, il n’y a pas d’intermédiaire ni de place pour une interprétation<br />

entre A et B : le choc d’une boule contre une autre au billard entraîne mécaniquement un transfert<br />

d’énergie qui ne laisse à la boule réceptrice aucun degré de liberté dans ce qu’on hésitera à appeler sa «<br />

réponse ». Le monde de l’information est tout autre ; très différent en cela du monde de l’énergie, on le<br />

reconnaît à ce qu’on y traite, élabore ou traduit un stimulus en une réponse, B, qui peut s’avérer très<br />

éloignée de A, au point que la non-réponse peut toujours constituer une façon de répondre : l’information<br />

au sens large, contrairement à l’énergie, c’est ce qu’on est libre jusqu’à un certain point de traiter, voire<br />

de laisser tomber. Si par exemple on me frappe violemment à la joue, celle-ci ne peut pas ne pas rougir,<br />

voire enfler mécaniquement (réponse « énergétique »), mais ma réponse informationnelle demeure<br />

ouverte puisque je peux traiter, i.e. interpréter ce signal comme agression, vengeance, punition, mauvaise<br />

plaisanterie et adapter en conséquence ma riposte, qui peut aller jusqu’à ne pas répondre mais pardonner,<br />

ou tendre chrétiennement l’autre joue. D’une façon générale, nous dirons qu’être vivant c’est traiter ou<br />

interpréter le monde à ses propres conditions : tant qu’il y a de la vie, il y a de l’interprétation, c’est-àdire<br />

l’interposition d’un monde propre ou d’un espace de traitement – une différance, dirait Derrida –<br />

entre le sujet et les signes qu’il reçoit. Être un sujet, c’est avoir et étendre son monde propre<br />

(contrairement au cadavre qui n’a que <strong>des</strong> relations physiques avec son environnement) ; plus ce monde<br />

propre est riche et plus grandit l’écart entre les signes/stimuli entrants et les réponses non triviales que<br />

chacun élabore : le propre d’un sujet vivant est d’être imprévisible, ou non mécaniquement gouvernable,<br />

c’est-à-dire de vivre dans l’interprétation <strong>des</strong> signes plutôt que sous la pression <strong>des</strong> choses.<br />

Mais revenons à Peirce : le cadre qu’il trace est le plus ouvert qu’on puisse concevoir pour une<br />

sémiologie, puisque la vie <strong>des</strong> signes ne se limite pas ici à la classe étroite <strong>des</strong> messages entre un<br />

<strong>des</strong>tinateur et un <strong>des</strong>tinataire envisagée par Saussure, mais peut concerner toutes nos perceptions ou<br />

stimuli sensibles, dont l’émetteur peut être l’univers en général. Cette sémiologie est illimitée (tout objet,<br />

perception ou comportement peuvent fonctionner comme signes), et elle est vivante, ou dynamique : le<br />

ressort de cette vie, ou de cette relance indéfinie de la sémiose, tient à ce que Peirce appelle<br />

l’interprétant, notion obscure à ne pas confondre avec le sujet récepteur, ni d’ailleurs avec le ground ou<br />

le point de vue selon lequel tel signe renvoie à tel objet : l’interprétant serait plutôt le sens, qui peut être<br />

une idée, une réponse émotionnelle, une action ou un comportement dans lequel tel signe se trouve<br />

momentanément traduit, cette interprétation pouvant toujours être reprise à son tour dans la chaîne <strong>des</strong><br />

significations. Quelle que soit l’obscurité du vocabulaire peircien, il est important de comprendre, à sa<br />

suite :<br />

que la chaîne sémiotique est toujours ouverte par les deux bouts : contre Descartes et les<br />

philosophes ou logiciens du fondement, mais aussi contre le scientisme ou le positivisme <strong>des</strong> faits,<br />

Peirce soutient qu’il n’existe pas d’idée ou de représentation première qui ne résulte elle-même<br />

d’une cascade d’interprétations, et qui à leur tour n’en entraîne. Tout signe est pris de naissance dans<br />

le réseau <strong>des</strong> autres objets-signes, son interprétation ouvre une régression à l’infini, la sémiose est<br />

illimitée ;

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