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Epistemologie des sciences sociales

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Il serait possible de partir de l’exploration actuelle <strong>des</strong> différents types de mémoire en psychologie<br />

(mémoire de travail, d’une faible capacité, mémoire épisodique, capable d’enregistrer <strong>des</strong> singularités,<br />

mémoire encyclopédique, qui tisse un réseau d’associations phonétiques aussi bien que conceptuelles,<br />

etc.) et de leurs impacts sur le format de nos phrases, de nos images, sur leur degré admissible de<br />

complexité. Ce sont <strong>des</strong> paramètres, mais aussi <strong>des</strong> variables, dans la mesure où ils peuvent dépendre <strong>des</strong><br />

temps de lecture, de réécriture, de manipulation que laissent l’organisation du travail, ou l’appartenance à<br />

<strong>des</strong> institutions (monastères, universités, bibliothèques). Ces mises en mémoire ne sont d’ailleurs pas<br />

toujours limitées par la contrainte d’être réactivables par un individu au moins une fois dans un jour, un<br />

mois, une année, voire une vie. Nombre de textes et d’images gravées dans les lieux les plus sombres <strong>des</strong><br />

temples ne semblent avoir visé qu’un public d’entités théologiques. Mais ils ont au moins dû être<br />

mémorisés par ceux qui les ont gravés, sculptés, peints, voire recopiés. La production de mémoires va<br />

donc dépendre de contraintes cognitives, mais elle va aussi varier avec les <strong>des</strong>tinataires censés les<br />

réactiver. Cependant ces variations exigent toujours de présupposer par avance les contraintes cognitives<br />

admises ou requises pour cette réactivation, si bien que les relations entre contraintes de mémorisation et<br />

contraintes de réactivation restent <strong>des</strong> données stables.<br />

P. Nora disait que l’histoire était à l’opposé de la mémoire, parce que la mémoire est une expérience<br />

individuelle et l’histoire un réseau conceptuel portant sur <strong>des</strong> régularités qu’on saisit forcément d’abord<br />

au niveau collectif et dans une mise à distance (Les lieux de mémoire, I, p. xix-xx, 1984). Mais les<br />

contraintes de la mémoire, les contraintes de ce qu’on peut appeler les actions de mémoire (récits,<br />

textes), et les organisations collectives <strong>des</strong> travaux de mémoire fournissent à l’historien les cadres de<br />

tous les documents qu’il traite, lui permettent aussi de ne pas en rester à l’idiosyncrasie d’un point de<br />

vue, et surtout de pouvoir trouver <strong>des</strong> contraintes communes (mutatis mutandis quant aux facilités<br />

technologiques) entre sa propre époque et celle qu’il étudie. Il en est de même pour l’action. Les<br />

limitations <strong>des</strong> capacités de décision <strong>des</strong> acteurs du passé ne sont pas si différentes de celles <strong>des</strong> acteurs<br />

du présent. Ce qui change, c’est l’organisation du recueil de l’information, ou les relais qui donnent à une<br />

décision une portée qui peut être mondiale. Les possibilités de contrôle <strong>des</strong> actions une fois en cours se<br />

modifient aussi dans ces mêmes proportions, facilement repérables. Il est donc possible, en partant non<br />

pas du sens que les acteurs prétendent donner à leur action, mais de leurs contraintes cognitives et<br />

actionnelles, de fixer <strong>des</strong> limites aux transformations que l’historien doit imposer à ses propres usages<br />

pour comprendre les limites de ceux du passé.<br />

De même, c’est une erreur de penser que, parce que nos arguments non formalisés varient avec les<br />

contextes, nos procédures d’argumentation sont indéfinissables, ou qu’on peut au mieux les ranger dans<br />

<strong>des</strong> genres (formaliste, organisciste, mécaniste, contextualiste, selon Whyte) dont on ne sait par quelles<br />

procédures ils sont différenciés et s’ils sont censés ou non épuiser les diverses formes d’argumentation.<br />

Au contraire, puisque notre cognition doit pouvoir passer de contexte en contexte, il faut qu’elle dispose<br />

d’opérations qui puissent supporter ces transferts, sans quoi nous ne serions capables d’aucun<br />

apprentissage.<br />

Contraintes cognitives et récits<br />

Plus généralement, on est passé d’une épistémologie qui posait pour objectif de connaissance <strong>des</strong><br />

<strong>des</strong>criptions complètes et saturées à une épistémologie qui intègre dans ses objectifs celui d’indiquer les<br />

limites, les lacunes, voire même les biais inéliminables introduits par ses <strong>des</strong>criptions. Il est alors<br />

possible, en partant de l’articulation entre cognition et action, de n’en rester ni à une étude transversale<br />

aux actions <strong>des</strong> acteurs, qui analyse seulement une tranche de leur faisceau pour en détecter les régularités

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