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Epistemologie des sciences sociales

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continûment de ses activités, soit construites par le chercheur au moyen d’outils tels que le questionnaire,<br />

l’entretien, l’expérimentation, la simulation. Ces data, dans tous les cas, sont <strong>des</strong> éléments intermédiaires<br />

entre « ce qui se passe » ou « ce qui s’est réellement passé » et les faits que l’on va pouvoir introduire<br />

dans <strong>des</strong> énoncés explicatifs (« les protestants se suicident davantage parce que… ») ou justificatifs («<br />

c’est comme cela que cela fonctionne, ce fait en est la preuve »). Intermédiaires, ces data – ou traces –<br />

sont déjà structurés : ce sont <strong>des</strong> distributions statistiques, <strong>des</strong> règlements, <strong>des</strong> témoignages, <strong>des</strong> récits,<br />

<strong>des</strong> registres, <strong>des</strong> comptabilités, <strong>des</strong> paysages, <strong>des</strong> outils, <strong>des</strong> formes spatiales… Ils sont accompagnés<br />

parfois, voire souvent, de commentaires. Face à ces matériaux, l’épistémologie <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> a<br />

toujours oscillé entre deux tentations : les récuser comme impurs, structurés par <strong>des</strong> intérêts pratiques et<br />

non cognitifs, exprimant <strong>des</strong> catégories de pensée idéologiques ou ordinaires ; les accepter comme<br />

nécessaires parce que renvoyant à une réalité ne se donnant que par la médiation de significations. Ces<br />

deux postures, invitant soit à la rupture avec le sens commun (Durkheim, 1895 ; Bourdieu et al., 1968),<br />

soit à sa reconstitution phénoménologique (Schütz, 1971), se sont monnayées, dans les diverses<br />

disciplines, sous forme d’axiomes plus ou moins stricts inscrits dans les divers programmes. Il est clair,<br />

par exemple, que les injonctions faites à l’histoire par Simiand et qui se sont plus ou moins traduites dans<br />

le programme de l’histoire économique et sociale de l’école <strong>des</strong> Annales relevaient de la première<br />

posture et invitaient à la construction de séries statistiques épurées. Lorsque, à l’inverse, l’historien<br />

s’intéresse à la manière dont, à une époque donnée, une catégorie particulière d’agents pense son activité,<br />

sa vie, son monde, il est plus proche de la seconde.<br />

b / Quelle que soit la posture adoptée, le regard critique ou analytique porté sur les matériaux disponibles<br />

relève d’une distinction entre le postulat d’un arrière-fond de réalité à connaître et à expliquer, d’un côté,<br />

et la forme, adéquate – ou en tout cas pertinente – d’expression de cet arrière-fond dans <strong>des</strong> faits, de<br />

l’autre. L’arrière-fond de réalité est « ce qui se passe » ou « ce qui s’est passé ». Il nous semble plus<br />

raisonnable d’inscrire cet arrière-fond dans une ontologie exprimée en termes d’événements plutôt que de<br />

choses. Aucune science sociale ne considère que son domaine relève de propriétés de choses<br />

déterminées et de rapports entre celles-ci ; toutes – même lorsqu’elles adoptent <strong>des</strong> programmes<br />

objectivistes pour en rendre compte – admettent la place centrale de l’action humaine. Quelle que soit la<br />

manière dont celle-ci est pensée, les entités que les diverses disciplines peuvent construire (comme<br />

celles d’institution, de région, de marchandise…), les cadres d’analyse qu’elles peuvent privilégier<br />

(comme le marché, la langue, la culture…) ne visent jamais que <strong>des</strong> agrégats d’actions et d’effets<br />

d’actions. Utiliser, pour rendre compte de l’élément commun à toutes ces actions, le terme événement,<br />

c’est se placer volontairement dans une ontologie épurée permettant de rendre compte d’un double<br />

mouvement :<br />

d’une part, si le « ce qui se passe » n’est rien d’autre qu’une coexistence et une succession<br />

indéfinies d’événements, les traces qu’en conserve la vie sociale et qui constituent les matériaux <strong>des</strong><br />

<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> n’en sont nécessairement qu’une expression fragmentaire, qu’un premier tri à<br />

partir de ce que les sociétés ont pu ou voulu préserver. Toute tentative de « restitution » d’un<br />

moment, d’une histoire, d’une ambiance, d’une culture n’est donc, par définition, qu’une<br />

reconstruction ex post, aussi éloignée de l’authenticité promise qu’une modélisation abstraite ;<br />

d’autre part, si ces traces ne sont que <strong>des</strong> restes fragmentaires, elles sont à la fois bavar<strong>des</strong> et<br />

silencieuses. Elles racontent, directement ou indirectement, <strong>des</strong> histoires, <strong>des</strong> fonctionnements, <strong>des</strong><br />

rencontres, <strong>des</strong> normes, <strong>des</strong> représentations, sans en fournir une interprétation scientifiquement<br />

acceptable. La tâche du chercheur est de postuler une structuration pertinente de la réalité

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