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Epistemologie des sciences sociales

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La différence, c’est qu’ils comblaient cet écart par leur vie, alors que l’historien serait tenté de le<br />

combler par un récit. Mais il ne ferait qu’interpréter, comme les acteurs ont interprété la rencontre de<br />

leurs projets et <strong>des</strong> circonstances. S’il veut au contraire exercer le mo<strong>des</strong>te type d’explication dont il est<br />

capable, il doit s’en tenir aux limitations et contraintes latérales de l’action, contraintes cognitives,<br />

contraintes <strong>des</strong> relations entre environnement et activités fonctionnelles. Car il pourra alors expliquer<br />

comment tel type de représentation ne pouvait se diffuser que dans certaines conditions d’apprentissage,<br />

comment tel type d’activité exigeait la présence d’autres conditions dont la réunion demandait tout un<br />

édifice institutionnel, etc.<br />

Son type d’explication est alors du type « anankastique », comme le dit von Wright : si telles et telles<br />

conditions n’étaient pas réunies, alors on ne pourrait pas obtenir tel effet. Ces conditions ne sont pas <strong>des</strong><br />

causes, puisqu’elles ne produisent pas à elles seules leur effet. Elles ne sont pas <strong>des</strong> raisons, puisque les<br />

raisons seraient ces reconstructions <strong>des</strong> intentions <strong>des</strong> actions en termes de représentations <strong>des</strong> fins et <strong>des</strong><br />

moyens. Elles ne résultent pas non plus d’une inférence à la meilleure explication, puisque d’une part<br />

elles ne recourent pas à n’importe quel type d’explication pourvu qu’il soit satisfaisant, mais seulement<br />

aux contraintes cognitives et actionnelles et à leurs relations, et que d’autre part elles ne prétendent<br />

nullement fournir la meilleure explication disponible pour l’instant (d’autres seraient plus riches en<br />

significations). Elles ne permettent pas d’établir <strong>des</strong> lois, puisque même s’il est vrai qu’une fois une<br />

activité bien identifiée, on peut déterminer les relations entre les contraintes cognitives et l’action,<br />

comme entre l’action et les contraintes environnementales, les humains sont capables de créer en commun<br />

de nouvelles activités qui sortent du cadre de ces relations, si bien qu’il faudrait attendre qu’elles se<br />

répètent et se stabilisent pour qu’on puisse déterminer ces nouvelles contraintes. Et même alors, on aura<br />

toujours laissé en creux le sens vécu de ces actions.<br />

Cependant, l’historien peut proposer la forme temporelle de ce sens, ce qu’on appelle une temporalité.<br />

Braudel avait bien vu que ses différents temps n’étaient pas simplement <strong>des</strong> échelles différentes, mais<br />

qu’ils étaient immanents au mode de développement et de changement, bref aux dynamiques de différentes<br />

activités dans leur rapport avec leur environnement. Mais ces temps n’étaient pas encore pensés comme<br />

<strong>des</strong> temporalités. On ne réduira pas ce concept à la forme de prise de conscience temporelle qu’ont les<br />

acteurs d’un événement. On manquerait alors du souffle de la longue durée dont souvent les acteurs n’ont<br />

aucune conscience. Mais la cognition et l’action, si on les pense comme contraintes sur les opérations<br />

cognitives et actionnelles, vont bien au-delà de la conscience, même si elles l’alimentent et la<br />

déterminent. Qu’une évolution lente ne parvienne à la conscience <strong>des</strong> acteurs qu’à partir d’un certain<br />

seuil de transformation, cela détermine sa temporalité, parce que les acteurs en percevant le<br />

franchissement du seuil réinterpréteront aussi la lente évolution jusque-là inaperçue. Si l’approche<br />

cognitive et actionnelle consiste à définir les relations inévitables entre circonstances et contraintes de<br />

représentation et d’exécution <strong>des</strong> actions, alors elle définit aussi <strong>des</strong> temporalités. Au lieu de les tirer de<br />

la conscience <strong>des</strong> acteurs, elle les fait émerger de la structure temporelle <strong>des</strong> rencontres entre les<br />

évolutions inconscientes (celles <strong>des</strong> circonstances et celles <strong>des</strong> acteurs eux-mêmes) et leurs capacités de<br />

représentation, de projection et de réinterprétation <strong>des</strong> actions. Pour l’historien, ce sera par exemple la<br />

mention d’une opération de drainage dans une vallée affluente rendue nécessaire par la montée du lit du<br />

fleuve de la vallée principale, de concert avec les recherches de responsabilité de ceux qui devaient<br />

entretenir ces drains et de ceux qui devaient ériger <strong>des</strong> digues. Les temporalités sont donc en fait <strong>des</strong><br />

rencontres <strong>des</strong> temps de Braudel (le temps long d’exhaussement du lit du fleuve, le temps <strong>des</strong><br />

groupements qui entretiennent drains et digues, le temps événementiel enfin de l’opération de drainage et<br />

<strong>des</strong> procès). Toutes les temporalités ne font pas se croiser les trois temps de Braudel, mais toutes font se<br />

croiser plusieurs temps, pour la simple raison qu’il faut une circonstance venue d’un autre ordre temporel

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