Epistemologie des sciences sociales
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
Mais rien ne nous interdit de prendre nos distances avec ces dernières et d’essayer de naturaliser les<br />
états de conscience ou les intentions, c’est-à-dire, en gros, de montrer que les états mentaux ne sont rien<br />
d’autre, en définitive, que <strong>des</strong> états physiques. Comment pourrait-il en aller autrement, d’ailleurs, si les<br />
états mentaux existent ? On appelle « réductionniste » la stratégie qui consiste à essayer de passer d’une<br />
science à l’autre au moyen de « lois-ponts » ou de principes de liaison entre les principaux termes<br />
théoriques. Elle devrait nous permettre de traduire tous les termes mentaux en termes physiques. La<br />
possibilité de découvrir les bases physiques <strong>des</strong> pensées serait alors garantie. Il suffirait d’inspecter le<br />
cerveau pour connaître les pensées. Le problème de la « réalité » (identité et pouvoirs causaux) <strong>des</strong> états<br />
mentaux serait résolu. D’après certains philosophes, cette stratégie est inappropriée dans le cas de la<br />
psychologie ordinaire, car cette dernière n’est absolument pas une science. C’est un tissu d’inepties qu’il<br />
convient plutôt d’éliminer (Churchland, 1981). Il n’est peut-être pas nécessaire d’être aussi radical en<br />
principe pour endosser le point de vue éliminativiste à propos de la psychologie ordinaire. En réalité, les<br />
programmes naturalistes réductionnistes, qui prennent la psychologie ordinaire au sérieux, aboutissent<br />
souvent à justifier <strong>des</strong> formes d’éliminativisme. Pourquoi ? La réduction <strong>des</strong> termes mentaux aux termes<br />
physiques (« états cérébraux », par exemple) élimine le langage mental, l’ensemble <strong>des</strong> concepts qui lui<br />
sont associés (croyances, désirs, états de conscience, etc.) et toutes les propriétés liées à ces concepts, en<br />
particulier l’intentionnalité, dans un sens plus étroit que le sens logico-linguistique (lequel s’applique<br />
aussi, comme nous le verrons, au chapitre suivant, aux relations causales et aux modalités telles que la<br />
nécessité ou la possibilité). L’intentionnalité au sens étroit c’est, dans cette discussion, la faculté de se<br />
représenter <strong>des</strong> objets sous un certain aspect, indépendamment de tous les autres aspects de ces objets et<br />
même indépendamment de l’existence de ces objets. Ce genre de faculté ne peut pas être attribuée à <strong>des</strong><br />
choses physiques. Une table ou un manche à balai ne se représentent rien. Et, en toute rigueur (pour les<br />
intentionnalistes tout au moins), rien de ce qui est physique (les états cérébraux stricto sensu y compris)<br />
ne peut se représenter quoi que ce soit. La propriété d’être intentionnel ne peut pas être attribuée aux états<br />
cérébraux particuliers en tant que tels, car ce sont de simples états physiques. Peut-elle être considérée,<br />
néanmoins, comme un produit émergent d’un ensemble d’activités cérébrales ? Peut-elle « survenir »<br />
comme on le dit à présent, c’est-à-dire être une conséquence, une résultante, d’un ensemble d’activités<br />
physiques brutes ou idiotes ? C’est une hypothèse qui séduit de nombreux chercheurs (Dennett, 1990).<br />
Mais elle n’explique rien. C’est plutôt elle qu’il faut expliquer. Comment se fait-il que <strong>des</strong> propriétés<br />
telles que l’intentionnalité s’ajoutent, pour ainsi dire, à <strong>des</strong> choses qui ne sont pas intentionnelles ?<br />
Répondre, à la manière de certains philosophes, qu’il n’y a là rien à expliquer, que c’est un fait brut de<br />
la nature, qu’il faut se contenter d’enregistrer (Searle, 1995) ne contribue pas à dissiper le mystère mais<br />
plutôt à l’entretenir.<br />
Les conclusions du chapitre consacré à l’interprétation devraient nous donner <strong>des</strong> raisons d’être plutôt<br />
pessimistes à propos de la possibilité d’adopter, sur ces questions, une attitude franchement réaliste.<br />
Sommes-nous en position d’affirmer que les concepts mentaux font référence à <strong>des</strong> sortes d’espèces<br />
naturelles (comme l’eau), c’est-à-dire à <strong>des</strong> choses qui existent indépendamment de l’idée que nous en<br />
avons ? Ne s’agit-il pas plutôt de fictions utiles (comme semble le penser Dennett : 1990) ? À ce stade<br />
de la discussion, nous ne savons même pas de quel côté nous devons nous tourner pour trouver les<br />
moyens de la faire pencher dans l’une ou l’autre direction. C’est plutôt mauvais signe ou, plus<br />
exactement, c’est le signe que le débat est mal engagé ou qu’il ne s’agit probablement pas d’un débat de<br />
type empirique en dépit de ce qui est souvent affirmé.<br />
Les raisons peuvent-elles être <strong>des</strong> causes ?