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Epistemologie des sciences sociales

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individualisme explicatif. L’individu peut d’abord être tenu pour un « élément d’un processus de<br />

caractérisation <strong>des</strong> institutions et <strong>des</strong> comportements sociaux ». C’est en ce sens que l’on parle<br />

d’individualisme sociologique, économique ou juridique, ou que l’on se demande à quelle époque la<br />

primauté de l’individu s’est affirmée. Des historiens voient naître ce primat avec la « renaissance du xii e<br />

siècle ». Des philosophes ont montré qu’il est solidaire du mouvement d’objectivation de soi qui rythme<br />

le dernier quart du xiii e siècle – de Matthieu d’Aquasparta à Thierry de Freiberg (cf. F.-X. Putallaz,<br />

1991). À un autre scolastique franciscain de la première moitié du xiv e siècle cette fois – Guillaume<br />

d’Occam –, L. Dumont (1983) a assigné un rôle déterminant dans ce processus comme « hérault de l’état<br />

d’esprit moderne fondateur du positivisme et du subjectivisme en droit » – cet apport représentant « une<br />

invasion spectaculaire de l’individualisme ». Dans son admirable ouvrage Die Kultur der Renaissance<br />

in Italien (1860), Jacob Burckhardt à donné pour lieu de naissance à l’individu l’État-cité de la<br />

Renaissance italienne. C’est là qu’avec la découverte de l’homme, l’exploration du monde et l’éclosion<br />

de nouvelles formes de sociabilité, la culture a été conçue comme développement de l’individu. Dans ses<br />

Weltgeschichtliche Betrachtungen (Considérations sur l’histoire universelle, posthume, 1905), le sage<br />

de Bâle a mis ce dernier, soutenu par la Culture, aux prises avec les deux autres puissances (Potenzen)<br />

que sont la Religion et l’État.<br />

En second lieu, l’individualisme peut aussi être situé dans un « processus de légitimation plus ou moins<br />

systématique <strong>des</strong> institutions, <strong>des</strong> normes et <strong>des</strong> valeurs, notamment politiques ». Les individualismes<br />

éthique, politique, philosophique relèvent de cette catégorie ; ils sont, à <strong>des</strong> degrés divers, le résultat de<br />

la mutation qui a fait de l’individu, à partir du xvii e siècle, le fondement du politique et de l’état de droit.<br />

C. B. MacPherson (1962) a bien mis en évidence les caractères originaux de l’« individualisme possessif<br />

» qui alors émerge. « Nous désignons ainsi, écrit-il, la tendance à considérer que l’individu n’est<br />

nullement redevable à la société de sa propre personne ou de ses capacités, dont il est au contraire, par<br />

essence, le propriétaire exclusif. À cette époque, l’individu n’est conçu ni comme un tout moral, ni<br />

comme la partie d’un tout social qui le dépasse mais comme son propre propriétaire. » Affirmation d’une<br />

propriété et essentiellement « possessif », cet individualisme, distinct <strong>des</strong> conceptions antiques et<br />

chrétiennes, aristotéliciennes et augustiniennes qui rangent l’individu, les unes dans l’ordre du cosmos,<br />

les autres au sein de la cité de Dieu, se caractérise aussi par la mise au jour d’un problème qu’il a<br />

quelque difficulté à résoudre : celui de l’obligation politique.<br />

Enfin, l’individualisme peut être au départ d’un processus d’explication : « Une problématique et une<br />

manière de concevoir <strong>des</strong> réponses à <strong>des</strong> questions de recherche. » Il s’agit de l’individualisme<br />

méthodologique selon lequel expliquer un phénomène collectif (macroscopique), c’est toujours l’analyser<br />

comme résultante d’un ensemble d’actions, de croyances ou d’attitu<strong>des</strong> individuelles (microscopiques).<br />

L’explication proposée présente donc une dimension psychologique ; elle s’accompagne aussi d’une<br />

conception rationnelle de l’action, l’individu étant toujours supposé avoir de bonnes raisons de se<br />

comporter comme il le fait. En tant que mode de connaissance, l’individualisme méthodologique semble<br />

donc devoir être rigoureusement séparé <strong>des</strong> autres types d’individualisme – « puisqu’il est un attribut du<br />

chercheur et non un attribut de l’objet ». En fait, et une fois écarté le soupçon d’une contribution de<br />

l’individualisme méthodologique à la légitimation <strong>des</strong> institutions en place, subsiste la question <strong>des</strong><br />

rapports existant entre l’individualisme comme processus de caractérisation et l’individualisme comme<br />

processus d’explication, c’est-à-dire entre système de valeurs et mode de conduite. C’est à juste titre que<br />

les auteurs du recueil de 1986, après avoir noté, à la suite de L. Dumont, l’existence d’un « climat<br />

commun » qui englobe dans les sociétés modernes l’individualisme doctrinal et l’individualisme<br />

méthodologique, ont décidé de maintenir « certaines distinctions ». Mais les raisons doivent en être<br />

précisées – et c’est Schumpeter qui, le premier, les a explicitées.

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