Epistemologie des sciences sociales
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ou l’indication : « Prenez la première à droite » suppose, pour être vérifiée ou simplement comprise, une<br />
connaissance minimale <strong>des</strong> conditions d’occurrence et <strong>des</strong> paramètres spatio-temporels de leur<br />
profération. On a appelé token-reflexive words (H. Reichenbach) ces petits mots, également baptisés<br />
déictiques, ou embrayeurs, qui pointent au présent de l’énonciation les paramètres essentiels de celle-ci :<br />
je, ici, là-bas, à gauche, aujourd’hui, etc. La référence de ces déictiques (du grec deiknumi, « je montre<br />
») ne cesse de changer selon les tours de parole : /je/ désigne la personne qui dit « je » dans la présente<br />
énonciation. Du même coup, les déictiques se trouvent frappés d’indécision dès que l’énoncé se détache<br />
de l’énonciation : avec l’écriture, notamment littéraire, les déictiques se mettent à flotter. Quel est ce « Je<br />
» qui parle dès l’ouverture de À la recherche du temps perdu ? Et comment préciser la sémantique de ce<br />
vers de Lamartine : « Souvent sur la montagne à l’ombre du vieux chêne… » ?<br />
Une première pragmatique a donc complété la sémantique du discours en étendant ses conditions de<br />
vérité à l’étude <strong>des</strong> marqueurs de l’énonciation, ou du contexte. Benveniste y a contribué par un article<br />
important (où il mettait particulièrement en évidence la dimension déictique ou indexicale du temps <strong>des</strong><br />
verbes), « De la subjectivité dans le langage » [56], dont Catherine Kerbrat-Orecchioni a repris le titre en<br />
signant un ouvrage de synthèse sur ces questions [57]. Cette pragmatique pourrait donc se définir comme<br />
l’étude de l’influence du contexte sur la valeur de vérité <strong>des</strong> propositions : certaines, à prétention logicoscientifique<br />
(un théorème), ou d’information factuelle (« Le train partira du quai n° 3 »), ou empruntant<br />
d’une façon ou d’une autre au type de la loi (« Dieu est grand », « Il est interdit de cracher par terre », une<br />
étiquette de prix, etc.) ont une sémantique qui échappe aux fluctuations subjectives. Un théorème<br />
scientifique en particulier se veut context free, et indépendant pour sa vérité de la question : « Qui parle ?<br />
» L’étude <strong>des</strong> paramètres contextuels toutefois n’allait pas se borner aux déictiques, et par cette petite<br />
porte d’autres aspects contextuels allaient s’imposer à une pragmatique qu’on dira rétrospectivement<br />
restreinte, par exemple l’étude <strong>des</strong> implications.<br />
Le discours indirect et son interprétation<br />
Un trait remarquable du discours tient en effet à sa nature clivée : sous la surface <strong>des</strong> énoncés manifestes<br />
circulent quantité de sous-entendus qu’on classera en présuppositions, en implications, en insinuations ou<br />
autres tropes qui font les délices et les pièges du discours indirect. Une loi d’économie dans la<br />
communication ordinaire, bien dégagée par Grice [58] dans l’énumération de ses quatre maximes<br />
conversationnelles, consiste à donner une information suffisante en quantité, donc proportionnée au savoir<br />
supposé du <strong>des</strong>tinataire (la maxime de qualité prescrivant par ailleurs d’être vérace, la maxime de<br />
relation d’être pertinent et celle de modalité de toujours tendre à la clarté). Le taux d’information d’un<br />
discours sera donc étalonné sur la relation d’interlocution telle que chaque partenaire la calcule, ou<br />
l’anticipe ; de même la pertinence, la clarté et jusqu’à la véracité dépendent essentiellement, pour leur<br />
dosage, de cette appréciation pragmatique ou relationnelle. La part d’implicite véhiculée par une<br />
conversation familiale par exemple peut être énorme, comme on le vérifie chaque fois qu’on pénètre en<br />
intrus dans le cercle, et elle constitue aussi pour les membres du clan – les bons entendeurs – une<br />
assurance relationnelle et un marquage de leur territoire : la qualité du lien entre proches se manifeste par<br />
le taux de sous-entendus en circulation (songeons aux private jokes inintelligibles aux profanes), et la<br />
parole ordinaire fonctionne très normalement, à tous les étages de la société, comme une trieuse entre<br />
nous et les autres, entre dedans et dehors.<br />
Mais cette clôture conversationnelle fait aussi l’objet de stratégies délibérées, du type « dire et ne pas<br />
dire » analysé par Oswald Ducrot [59]. Il est souvent avantageux, dans l’argumentation ordinaire, de<br />
mettre à la charge du <strong>des</strong>tinataire telle conclusion ou déduction qu’on ne peut soi-même formuler en clair.