Histoire du mouvement ouvrier Tome I : 1830-1871
Histoire du mouvement ouvrier Tome I : 1830-1871
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Édouard Dolléans, <strong>Histoire</strong> <strong>du</strong> <strong>mouvement</strong> <strong>ouvrier</strong>, <strong>Tome</strong> I : <strong>1830</strong>-<strong>1871</strong> (1948) 12<br />
Obscure est leur vie ; parfois tragique lorsque le destin s'acharne. Obscur est leur<br />
effort, un effort mêlé de sacrifices quotidiens. Et d'héroïsme. J.-P. Proudhon a raison<br />
de s'enorgueillir de cette race de paysans travailleurs dont il descend : Catherine Simonin,<br />
sa mère, et son grand-père maternel, le Tournesi, ont eu des vertus dignes des<br />
héros de Plutarque. Ainsi des traits de courage et de stoïcisme marquent la vie de tant<br />
de travailleurs qui peinent et meurent obscurs.<br />
Le travail constitue l'armature de l'existence ouvrière. En dehors même de la<br />
création artistique, qui prolonge l’œuvre de l'artisan, une beauté rayonne de l'effort,<br />
fût-il le plus matériel : car de ces efforts conjugués dépend le bien-être de l'ensemble<br />
des êtres vivant en société. La plupart des travailleurs n'ont pas conscience de cette<br />
beauté; dans leur vie, la peine l'emporte infiniment sur la joie.<br />
Au cours <strong>du</strong> XIXe siècle, la Révolution in<strong>du</strong>strielle et les inventions vont ré<strong>du</strong>ire la<br />
valeur que la possession d'un métier donnait à l'artisan.<br />
Déjà, en 1841, le compositeur typographe Adolphe Boyer peut écrire :<br />
« Maintenant, avec la division <strong>du</strong> travail, les procédés nouveaux et les machines, la<br />
plupart des états tendent à devenir purement mécaniques et les <strong>ouvrier</strong>s de toutes les<br />
professions seront bientôt rejetés dans la classe des hommes propres à tout faire...<br />
Bientôt, on n'aura plus besoin des travailleurs que pour tourner des manivelles,<br />
porter les fardeaux, et faire les courses ; il est vrai qu'ils auront l'instruction primaire,<br />
c'est-à-dire que leur intelligence sera assez développée pour comprendre que la<br />
société les rejette comme des parias. Par la simplification dans les moyens de<br />
fabrication, l'homme n'a plus besoin ni de sa force physique, ni de son aptitude, et<br />
n'est pas plus nécessaire qu'un enfant... »<br />
L'<strong>ouvrier</strong> tend à se sentir indivi<strong>du</strong>ellement moins nécessaire. Et, en même temps,<br />
le contact entre l'artisan et son oeuvre étant coupé, l'intérêt de l'<strong>ouvrier</strong> s'éloigne et<br />
parfois même se détache complètement de son travail.<br />
Le métier était le support traditionnel <strong>du</strong> travailleur. La machine, peu à peu,<br />
dépossède l'artisan, l'<strong>ouvrier</strong>, de son métier et de la raison d'être de son existence. La<br />
machine poursuivra cette œuvre de dépossession jusqu'au jour où le travailleur désâmé<br />
se sentira contraint de chercher, en dehors de son travail, un point d'appui.<br />
En même temps qu'elle dépossède l'<strong>ouvrier</strong>, le machine trop souvent le jette à la<br />
rue. Le rythme de la grande pro<strong>du</strong>ction fait peser sur le travailleur l'incertitude ; la<br />
menace de manquer de travail reste suspen<strong>du</strong>e sur l'<strong>ouvrier</strong>. L'incertitude, peut-être<br />
le pire des maux.<br />
La tâche quotidienne devient lourde lorsqu'à chaque instant peut échapper le<br />
salaire, lorsqu'au bout de jours et de jours d'un travail presque sans loisirs, s'ouvre<br />
la perspective d'un brusque chômage, d'une vieillesse sans pain.<br />
Nul siècle ne fut plus sombre, ni plus cruel aux travailleurs que le XIXe siècle.<br />
La première éclaircie se pro<strong>du</strong>it, en France et en Grande-Bretagne, entre <strong>1830</strong> et<br />
1834.