Histoire du mouvement ouvrier Tome I : 1830-1871
Histoire du mouvement ouvrier Tome I : 1830-1871
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Édouard Dolléans, <strong>Histoire</strong> <strong>du</strong> <strong>mouvement</strong> <strong>ouvrier</strong>, <strong>Tome</strong> I : <strong>1830</strong>-<strong>1871</strong> (1948) 175<br />
encore davantage. Deux espèces d'orgueil. Les colères de Proudhon sont colères nées<br />
d'une révolte et d'une déception : les injures que Proudhon adresse au peuple, à la<br />
classe ouvrière ne sont que le ressentiment éprouvé à l'égard de ceux qu'il traite avec<br />
violence, parce qu'il leur est passionnément attaché.<br />
Autre opposition, qui vient de la place que Proudhon et Marx donnent à l'intelligence<br />
dans la hiérarchie des valeurs humaines : « Proudhon - dit Édouard Berth - a<br />
compris que l'intelligence n'est qu'une sorte d'appareil photographique qui nous donne<br />
la représentation mentale des phénomènes et de leurs rapports, tout ce que contient la<br />
réalité, mais rien de plus. Or le sublime et le beau dépassent la réalité ; il y a la même<br />
différence entre eux et les idées qu'entre un portrait fait par la main d'un artiste et<br />
l'image donnée par un daguerréotype. »<br />
Marx et Proudhon mettent en présence l'homme abstrait et l'homme réel. Mais leur<br />
antagonisme ne doit pas amener un historien <strong>du</strong> <strong>mouvement</strong> <strong>ouvrier</strong> à les dresser l'un<br />
contre l'autre. Ces deux hommes, en dépit de leurs défauts personnels, ont apporté au<br />
<strong>mouvement</strong> social et <strong>ouvrier</strong> une contribution importante, mais qui ne peut égaler<br />
l'action combative, organisatrice des militants <strong>ouvrier</strong>s ni l'action spontanée, créatrice<br />
<strong>du</strong> prolétariat.<br />
L'erreur de Marx a été de croire qu'il était capable de marquer de son empreinte<br />
personnelle le <strong>mouvement</strong> social ; mais le <strong>mouvement</strong> de la vie échappe à la prise de<br />
l'idéologue comme les flots glissent entre ses doigts. L'infaillibilité n'a pas de place<br />
dans l'évolution historique. Les rancunes de sa vanité mettent une ombre sur la grandeur<br />
intellectuelle de Marx. Il n'avait pas la simplicité de cœur nécessaire pour être un<br />
serviteur.<br />
Tout au contraire, quelles que soient ses erreurs et ses contradictions, Proudhon a<br />
su garder aux lignes de son existence leur pureté. Son évolution a été un progrès<br />
constant, une ascension. Il a su se juger lui-même, dans cette lettre à Bergmann, le 14<br />
mai 1862 :<br />
« J'ai bien travaillé, j'ai commis bien des maladresses, bien des fautes, j'ai un peu<br />
appris et immensément ignoré; je me crois un certain talent, mais ce talent est incomplet,<br />
abrupt, inégal, plein de solutions de continuité, de négligences, d'intempérances,<br />
de hors-d’œuvre... Je n'aurai été, comme écrivain populaire et comme penseur, qu'un<br />
demi-homme. Mais j'ai été, je crois, un honnête homme, là-dessus, je me mets sans<br />
façon au niveau de tous les maîtres... Aie pitié et vieillis en paix. »<br />
Dans une autre lettre <strong>du</strong> 31 décembre 1863, Proudhon laisse échapper le vœu d'un<br />
cœur qui ne vieillit pas :<br />
« Il faut travailler, parce que c'est notre loi, parce que c'est à cette condition que<br />
nous apprenons, nous fortifions, nous disciplinons et assurons notre existence et celle<br />
des nôtres. Mais ce n'est là que notre fin terrestre, fin actuelle, fin humaine. Être<br />
homme, nous élever au-dessus des difficultés d'ici-bas... réaliser enfin sur la terre le<br />
règne de l'Esprit : voilà notre fin. Or, ce n'est ni dans la jeunesse, ni dans la virilité, ce<br />
n'est point dans les grands travaux de la pro<strong>du</strong>ction et les luttes d'affaires que nous<br />
pouvons y atteindre ; c'est, je vous le répète, à la complète maturité, quand les pas-