Inégalités et discriminations - Le Monde
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qu'elle constitue un signe physique, objectif <strong>et</strong> permanent pouvant contribuer au signalement<br />
<strong>et</strong> à l'identification de l'agresseur ».<br />
La distinction est subtile : reconnaître que la police ou la gendarmerie classent de<br />
vastes fractions de la population dans un référentiel <strong>et</strong>hno-racial, ce serait reconnaître<br />
que leurs statistiques sont contraires à l’article 1 er de la Constitution. C<strong>et</strong>te conclusion<br />
semble d’autant plus inévitable que la finalité d’un tel traitement est clairement<br />
opérationnelle, avec des incidences vitales pour les intéressés. Comment l’éviter,<br />
cependant ? En faisant intervenir le critère de finalité : classer pour rechercher est<br />
légitime ; ce serait rechercher pour classer qui ne le serait pas. <strong>Le</strong> raisonnement n’est<br />
pas loin de suggérer qu’une enquête affichant pour finalité la « mesure de la diversité »<br />
<strong>et</strong> maniant des catégories <strong>et</strong>hno-raciales poserait plus de problème constitutionnel<br />
qu’un fichier de police maniant les mêmes catégories en vue d’identifier des<br />
suspects.<br />
Dans ces conditions, quel est le statut d’un chercheur qui se propose d’étudier in<br />
situ le fonctionnement de la police <strong>et</strong> qui, pour ce faire, utilise les mêmes catégories<br />
que lui ? Pas plus que le policier, son objectif n’est de classer pour classer. C’est la<br />
discrimination qu’il veut traquer, non le discriminé. Mais alors, où <strong>et</strong> quand peut-on<br />
soutenir qu’un chercheur a pour but de classer <strong>et</strong> non pas de poursuivre une autre<br />
fin, plus honorable ?<br />
Voir pour ne pas voir : pour une approche color-blind lucide<br />
Il existe, en théorie, deux façons d’ignorer les différences de couleur : l’ignorance<br />
qui s’ignore <strong>et</strong> l’ignorance délibérée. Ou, si l’on préfère, l’ignorance en méconnaissance<br />
de cause <strong>et</strong> l’ignorance en connaissance de cause 131 . La première est le degré<br />
zéro de l’indifférence aux différences, une cécité spontanée, non construite, qui en<br />
serait restée à l’innocence d’une vie sociale sans préjugé de couleur — sorte d’état<br />
primordial que rêvent de restaurer les partisans d’une société débarrassée aussi bien<br />
des préjugés raciaux que des politiques d’affirmative action. Autrement exigeante est<br />
l’ignorance intentionnelle, qui correspond, croyons-nous, au modèle républicain à la<br />
française si on l’entend bien. C’est un effort pour faire abstraction des apparences.<br />
Non pas une cécité de naissance mais un aveuglement résolu <strong>et</strong> lucide. Non pas le<br />
refus de voir <strong>et</strong> de savoir, mais la capacité à voir pour ne pas voir.<br />
Alors que l’attitude color-blind spontanée croit demeurer dans l’incolore,<br />
l’approche color-blind délibérée cherche à décolorer la réalité. On notera que<br />
l’ignorance délibérée des couleurs de peau <strong>et</strong> des phénotypes peut prendre ellemême<br />
des formes variées, des plus personnelles aux plus institutionnelles : c’est par<br />
l’éducation <strong>et</strong> par l’expérience que chacun apprend à ne pas voir ce qu’il voit (l’art de<br />
« fermer les yeux » tout en les gardant ouverts) ; c’est le recours à un « voile<br />
d’ignorance » institué qui dissimule les caractéristiques perceptibles des personnes<br />
131 Cf. F. Héran, « France – États-Unis : ww », p. ww. Pour une réflexion analogue plus poussée <strong>et</strong><br />
reformulée dans une terminologie empruntée à John Elster, voir D. Sabbagh, L’Égalité par le droit…,<br />
op. cit., p. 320.<br />
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