Inégalités et discriminations - Le Monde
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moralement <strong>et</strong> politiquement » de leur interdire de dresser des statistiques <strong>et</strong>hniques<br />
qui visent à lutter contre les <strong>discriminations</strong>. C<strong>et</strong>te prise de position peut surprendre<br />
de la part d’un auteur largement connu pour ses analyses de la « communauté des<br />
citoyens » <strong>et</strong> qui, pour c<strong>et</strong>te raison, a gagné sa place au Conseil constitutionnel. Mais<br />
son pragmatisme reflète également une longue expérience dans la conduite<br />
d’enquêtes nationales <strong>et</strong> internationales. La convergence est frappante avec l’analyse,<br />
rendue publique peu de temps après, par le comité Veil sur le préambule de la<br />
Constitution.<br />
Pour autant, <strong>et</strong> c’est le second vol<strong>et</strong> de sa réflexion, Dominique Schnapper ne<br />
cherche aucunement à minimiser les risques inhérents à une reconnaissance officielle<br />
des statistiques <strong>et</strong>hniques. Elle reprend à sa compte la théorie selon laquelle les<br />
catégories d’analyse des statisticiens contribuent à cristalliser les classifications<br />
sociales. Certes, assure-t-elle, les chercheurs n’ont nullement inventé les catégories<br />
<strong>et</strong>hniques, qui sont déjà d’usage courant dans notre société. Mais, en les reprenant à<br />
leur compte, même modifiées <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ravaillées, ils courent le risque d’imprégner<br />
durablement les pratiques officielles <strong>et</strong> les cerveaux. C<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> de réification m<strong>et</strong> en<br />
jeu la responsabilité des chercheurs.<br />
Encadré : la position de Dominique Schnapper<br />
Qu’est-ce que l’intégration ? Paris, Gallimard, coll. Folio-essais, 2007, p. 99<br />
« Il est vrai que la recherche contribue à la prise de conscience des catégories<br />
<strong>et</strong>hniques. Mais les statisticiens ne créent pas ces catégories à partir de rien. Ce n’est<br />
pas la mesure des <strong>discriminations</strong> qui les crée, même si la conscience qu’on en prend<br />
contribue à les entériner. À partir du moment où les sociétés démocratiques veulent<br />
se connaître elles-mêmes pour compenser les inégalités — ambition liée à l’utopie<br />
démocratique elle-même —, les sciences sociales ne peuvent pas ne pas contribuer, à<br />
leur manière, à c<strong>et</strong>te connaissance. Il est exclu, politiquement <strong>et</strong> moralement, que les<br />
chercheurs puissent renoncer à participer à l’entreprise d’autoconnaissance de la<br />
société démocratique en élaborant une connaissance aussi objective que possible.<br />
C’est pourquoi on peut penser que la prise en compte des catégories <strong>et</strong>hniques sera<br />
progressivement adoptée en France, comme dans les démocraties du Nord de<br />
l’Europe ».<br />
Aiguisé à ce point, le dilemme peut paraître insoluble. Que faire si les catégories<br />
<strong>et</strong>hniques sont préjudiciables mais inéluctables, socialement dangereuses mais démocratiquement<br />
justifiées ? Nous voici renvoyés à la thématique du mal nécessaire, qui ne<br />
perm<strong>et</strong> ni d’abolir le mal ni de l’éluder, mais d’en tirer tout le bénéfice possible. Voilà<br />
qui écarte d’office deux solutions de facilité.<br />
La première consiste à se désintéresser des eff<strong>et</strong>s nocifs des catégories <strong>et</strong>hniques<br />
en soutenant que le statisticien doit mener ses opérations de connaissance sans égard<br />
aux conséquences : ce serait aux politiques de s’en occuper. N’ayant d’autre fin que<br />
de démêler le vrai du faux, le savant laisserait à d’autres la question du bien <strong>et</strong> du<br />
mal. L’éthique ne serait pas son problème. Ou plus exactement, sa propre éthique lui<br />
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