Inégalités et discriminations - Le Monde
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Lauto-hétéro-identification<br />
<strong>Le</strong>s controverses sur l’auto-identification <strong>et</strong>hno-raciale ont eu pour eff<strong>et</strong> d’attirer<br />
l’attention a contrario sur une nouvelle approche, au nom ésotérique : l’autohétéro-identification.<br />
<strong>Le</strong> principe en est simple : puisque l’objectif est d’étudier les assignations<br />
<strong>et</strong>hno-raciales infligées par les discriminateurs, invitons les personnes interrogées à<br />
déclarer dans quelle catégorie <strong>et</strong>hno-raciale ils pensent être rangés par autrui. Ce<br />
ne sont plus les enquêtés qui s’attribuent ou revendiquent une appartenance <strong>et</strong>hnoraciale<br />
; il leur est demandé de rapporter les catégorisations qui leur sont assignées.<br />
Autant le principe paraît simple, autant le raisonnement est subtil. <strong>Le</strong>s répondants<br />
sont invités, en eff<strong>et</strong>, à se m<strong>et</strong>tre en abîme, à percevoir leur perception par autrui. Mais<br />
est-ce si difficile à comprendre ? Dès les années trente, George Herbert Mead avait<br />
reconnu dans c<strong>et</strong>te capacité à réfléchir en soi le regard d’autrui un principe fondamental<br />
dans la construction sociale du moi, que tout enfant doit nécessairement<br />
acquérir, <strong>et</strong> l’on pourrait aussi bien citer Ni<strong>et</strong>zsche : « le tu précède le moi ». La<br />
technique est couramment employée dans les enquêtes psychosociologiques qui<br />
s’intéressent aux eff<strong>et</strong>s de réputation <strong>et</strong> de stigmate dans les conduites individuelles.<br />
Mais dans ce cadre, elle n’est pas utilisée pour construire une variable<br />
susceptible de classer des populations dans des groupes d’origine.<br />
L’intérêt principal de c<strong>et</strong>te approche est de mimer les représentations qui soustendent<br />
les agissements des discriminateurs. À ceci près que la classification du<br />
discriminateur est passée au prisme de la connaissance (ou de la méconnaissance)<br />
que peut en avoir la cible, utilisée comme informateur. On mesure les difficultés de<br />
la méthode :<br />
- en faisant de la victime l’interprète des représentations qui la visent, ne<br />
risque-t-on pas de redoubler le stigmate ? S’il s’agissait de préserver les<br />
personnes, l’objectif n’est pas atteint.<br />
- La qualité de l’information recueillie est discutable. Notre connaissance<br />
des représentations d’autrui à notre égard est approximative,<br />
nécessairement biaisée par des mécanismes de défense psychologique <strong>et</strong><br />
de r<strong>et</strong>raduction. Ainsi, une personne vue comme « arabe » mais refusant<br />
de se percevoir comme telle parce qu’elle déploie de longue date des<br />
stratégies pour devenir « invisible », répondra-t-elle qu’en dépit de ses<br />
efforts, les autres persistent à la percevoir comme « arabe » ? Soucieuse<br />
d’esquiver l’assignation identitaire, elle n’acceptera pas de gai<strong>et</strong>é de cœur<br />
de jouer le jeu du réalisme sociologique. <strong>Le</strong>s réponses obtenues ne sont<br />
pas erronées pour autant, elles auront une autre signification que celle<br />
que nous leur donnons.<br />
Comme pour la méthode précédente, il est difficile, faute de données <strong>et</strong> de<br />
recul, d’évaluer la portée de l’auto-hétéro-identification. On voit l’intérêt extraméthodologique<br />
de la méthode, qui est de couper court à une statistique <strong>et</strong>hnoraciale<br />
« dure » en jouant sur la déclaration indirecte (la « race », c’est le regard de<br />
l’autre). <strong>Le</strong> détour par le regard d’autrui perm<strong>et</strong> de traiter d’une dimension que<br />
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