DIGITHÈQUE - Université Libre de Bruxelles

312 E. NOULET
Sans doute peut-on quelquefois reprocher à Valéry d'avoir
posé les problèmes sans toujours les avoir résolus cn) bien
qu'il faille remarquer que, dans ce domaine encore vague de la
connaissance, il faut prendre la précaution, avant toute solution,
de bien poser la question, si l'on veut bannir, en même
temps que les idoles sentimentales, les idoles du langage. C'est
pourquoi, le vocabulaire de la philosophie lui paraissait devoir
être bouleversé, renouvelé et, de toute manière, défini. Ce qui ne
manque pas de donner aux perspectives valéryennes un aspect
fécond de linguistique. A ce propos, qu'on savoure la page 586
qui montre comment un linguiste se transforme en rhétoriqueur,
ce dernier en mathématicien et enfin en philosophe:
Les périls et les insidieux pièges du langage.
Si tu dis : la Vie et la Mort - ce petit mot ET emporte symétrie,
équivalence, dans un premier temps mental; contraste dans un
second et contrariété, incompatibilité ... Ce qui résulte de la forme
substantive donnée à ces deux idées. Or elles sont de provenance
expérimentale, et dans l'expérience, vie et mort ne sont pas du tout
comme deux figures opposées et qui se peuvent composer dans un
monument. Ce sont, ou ce doivent être, des choses dont l'une est
modification de l'autre et a besoin de l'autre. Toute une rhétorique
métaphysique est engendrée par la notation. De même, le repos et
le mouvement. Le Jour et la Nuit. Le Bien et le Mal. La Matière
et l'Esprit. Oui et Non. Pour et Contre.
J'ai écrit plus haut « dans un premier temps mental ». Ce « temps »)
est un mode, un acte, l'acte dans lequel l'opération de l'esprit ne
concerne que l'additivité ET, sans égard aux éléments que l'on
réunit et identifie. Un second temps est pour instituer entre les deux
termes d'abord identifiés, une relation de négation ou symétrie.
On fait d'abord a+b ...
et ensuite: Mais a = -b ...
On peut dire que cette simple énumération est déjà une figure (au
sens grammatical).
Ainsi cette simple remarque sur le langage montre les embll.ches
qu'il offre et la tendance qu'il imprime à l'esprit, de s'écarter des
choses et d'entrer dans le jeu de ses combinaisons formelles.
Ensuite, elle conduit, d'autre part, de toute autre part, à observer
que la pensée verbale (qui intervient si vite et transforme en systèmes
de l'univers des mots les perceptions et productions quelconques
du moment, tantôt par réponse immédiate, comme toute
prête, tantôt par approximations), passe par plusieurs états du
temps ou modes très différents.
(27) Ainsi, reprochera-t-on à Valéry, disant : la pensée est une correction
plus ou moins serrée d'un hasard productif (p. 551), d'avoir mis
le sens et même le secret de son idée dans deux termes non définis :
hasard, mais surtout productif et d'avoir enfermé ainsi le principal sous
forme de déterminatif.