DIGITHÈQUE - Université Libre de Bruxelles

336 JEAN DIERICKX
Ensuite seulement apparaît la désormais célèbre phrase :
This is the tragedy of a nwn who could not make up his mind,
qui vient en quelque sorte donner son sens à ce prologue : par
un ironique retour des choses, la condamnation des Danois peut
s'appliquer aussi à celui-là même qui la prononce: un « unique
défaut» fera sa perte. Ce jeune homme « paré de toutes les
vertus », que le peuple admire et qu'Ophélie proclame « espérance
et fleur de ce beau royaume, miroir d'élégance et modèle
des formes», consommera sa propre destruction parce qu'il se
révélera incapable de make up his mind. C'est le Hamlet paralysé
par l'indécision que Sir Laurence choisit de porter à
l'écran.
Mais c'est un autre de ses choix qui me paraît le plus lourd
de conséquences. La première amputation concerne, en effet, le
bref discours de Claudius aux ambassadeurs qu'il dépêche en
Norvège. Aucune image ne vient donc suggérer un voisin hostile,
une guerre imminente; c'est dans la quiétude d'une routine
familière, sans doute, que les sentinelles veillent sur les
remparts. Au-delà de ces vagues devant lesquelles Hamlet viendra
méditer, ne vit point un autre jeune homme qui a, comme
lui, un père à venger et un trône à reconquérir. L'action qui
s'ouvre se concentre sur Elseneur, et surtout sur Hamlet luimême;
d'ailleurs, son image ne quittera pratiquement pas
l'écran, sauf pendant les transitions obtenues par de lentes
plongées de la caméra au long de couloirs et d'escaliers déserts.
De nombreuses analyses critiques ont pourtant souligné
l'importance de ce personnage de Fortinbras qui, placé dans
une situation si semblable à celle de Hamlet, y réagit d'une
manière si profondément différente ('). C'est qu'il ambitionne,
lui, de régner - et ce sera, au besoin, sur un coin de Pologne;
tandis que Hamlet, poussé, il est vrai, par le spectre, songe
(4.) Je ne puis songer à donner ici une liste des principaux passages
critiques consacrés à ce problème. Disons, pour résumer, que dans une
perspective historico-politique, Fortinbras s'oppose à Hamlet comme
1 'homme d'action qui recueillera 1 'héritage du Danemark. Dans une
perspective métaphysique, il sera vu comme celui qui vient briser la
chaîne des crimes et des vengeances et ramène l'ordre et la paix (dans
certaines mises en scène, ses soldats sont habillés de blanc). Enfin, dans
une perspective plus large, structuraliste, si l'on veut, Fortinbras est le
principal (( double» de Hamlet (Laertes en est un autre) et un des éléments
du (( système de miroirs» que constitue la pièce.