DIGITHÈQUE - Université Libre de Bruxelles

DE HAMLET À GAMLET 339
La version soviétique s'ouvre, elle aussi, par une déclaration
de principe; mais celle-ci est passée très généralement
inaperçue, tout simplement parce que, loin de constituer un
prologue surajouté, elle résulte d'une première amputation. Le
film russe, en effet, ne débute point par la célèbre scène 1 de
l'acte l, sur la plate-forme du donjon d'Elseneur. Pas de veillée
nocturne donc, et pas encore de spectre; tout ce qui va suivre
n'est pas placé, d'entrée de jeu, sous le double signe des
ténèbres et de la mort. Le surnaturel peut attendre; ce qui
importe, c'est de décrire l'état du Danemark; les premières
minutes du film remplacent la scène initiale par une sorte de
commentaire en images de la non moins célèbre phrase : « Il
y a quelque chose de pourri... CS) ». C'est ainsi que le discours
du Roi au Conseil (l, 2) est ramassé en une brève proclamation
lue au « peuple», non par un héraut, mais par un soldat casqué;
d'autres fragments du même discours sont mis ensuite
dans la bouche de courtisans et d'ambassadeurs C) encore présents
à la Cour après les cérémonies du couronnement et du
mariage. Ces phrases ambiguës, auxquelles Claudius lui-même
peut encore, dans une certaine optique, donner un accent de
dignité, prennent évidemment une tonalité bien différente sur
les lèvres moqueuses de ces étrangers, dont les sourires entendus
montrent qu'ils ne sont pas dupes de la double usurpation.
Hypocrisie donc, et pouvoir incertain, né d'un coup de force
et défendu par des mercenaires; ces thèmes se développeront
tout au long du film. Ce n'est pas par caprice que Kozintsev
décore d'armures et de trophées les escaliers et les couloirs du
palais; il y a là comme un contrepoint immobile aux allées et
venues incessantes de reîtres inquiétants. Et l'on n'a garde
d'escamoter ici la menace norvégienne; le nom de Fortinbras
est prononcé dès les premières répliques, ponctué par une
image de renforts d'artillerie roulant sous les murs du château;
nous voyons partir en hâte les ambassadeurs chargés de
demander au vieux Norvège, oncle de Fortinbras, de calmer
son neveu. Pour Claudius, le conflit est une aubaine et peut
contribuer à consolider son trône : la guerre extérieure n' estelle
pas le recours classique des pouvoirs chancelants P En
(8) La phrase elle-même est dite par Marcellus (donc un personnage
secondaire) à la fin de l, 4.
(') Un vers est dit en allemand, un autre en français.