DIGITHÈQUE - Université Libre de Bruxelles

442 .JEAN TERRASSE
ville, en d'autres termes, à sortir de lui-m.ême, à abandonner
une résignation, une immobilité hautement nuisibles à son
développement. (On se souviendra que Verhaeren eut à lutter
personnellement contre une espèce d'engourdissement qui
menaça, entre les années 1887 et 1890, de le paralyser; qu'il
perdit, au terme de cette lutte, la foi de son enfance, avant
d'accepter résolument l'idéal de science et d'action que lui
paraissait imposer la vie de son temps.)
Et le moulin tournait au fond des soirs
La croix grande de ses bras noirs ...
Nous voyons maintenant ce que c'est que cette croix qui
tourne au fond des 'Soirs : elle est l'enfance du poète encore
écrasé par le poids de la religion; elle est le « péché» d'hommes
et de femmes qui s'obstinent à vivre, à leur détriment, d'un
passé révolu, « à contre-flot»; symbole enfin d'une campagne
repliée sur elle-même et profondément rétrograde (image du
moulin), et symbole de mort (car ses bras sont « noirs »).
Il faut dire quelques mots de la vie du poète, puisqu'est
prouvée l'impossibilité d'analyser le symbole dans l'absolu,
indépendamment donc de la personne de l'écrivain.
Le père de Verhaeren, Gustave Verhaeren, voulant transmettre
à son fils la direction de l'usine qu'il gérait officieusement
(le véritable propriétaire était en réalité son beau-frère),
le jeune homme commença par se révolter contre sa famille et
les valeurs qu'elle paraissait lui proposer : contre l'argent
et les activités qui le prennent pour fin. Révolte éperdue,
outrancière, contre une société où l'homme d'affaires détrône
le poète. Verhaeren oscille entre un mysticisme intégral et une
sensualité effrénée, destructrice; l'un et l'autre sont dans sa
nature. Comment résoudre cette contradiction» (6) P La crise,
sans doute, était inévitable; Verhaeren la subit (1887-1890).
Période de souffrance aiguë, où le poète, malade, se recroqueville,
où il tue en lui toute vie, où s'effrite son ancienne foi et
se brisent ses espérances. L'amour d'une femme le délivre
alors de lui-même et de sa solitude. Il ose regarder la lumière;
les hommes ne lui font plus horreur: ils deviennent son salut;
il ne croit plus en Dieu, mais à l'humanité entière; il aime la
(6) Contradiction dans le christianisme officiel.