You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
Eros sans expédient : Banquet, 179b4-180b5<br />
Annie Hourcade Sciou<br />
A la ligne 178b7 du Banquet, Phèdre cite de manière tronquée le vers 120 de la Théogonie d’Hésiode,<br />
se contentant de nommer Eros mais omettant la définition, pourtant décisive, qu’Hésiode lui-même<br />
donne du dieu (vers 120-122) :<br />
ὃς κάλλιστος ἐν ἀθανάτοισι θεοῖσι,<br />
λυσιµελής, πάντων τε θεῶν πάντων τ’ ἀνθρώπων<br />
δάµναται ἐν στήθεσσι νόον καὶ ἐπίφρονα βουλήν.<br />
« Celui qui est le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui affaiblit les membres et<br />
dompte dans la poitrine des dieux et des hommes la raison et la prudente délibération ».<br />
La lecture du discours de Phèdre révèle que les vers manquants confèrent au texte sa structure sousjacente<br />
et que l’omission constitue avant tout un procédé de nature rhétorique. De fait, si Phèdre en<br />
appelle expressément à l’autorité d’Hésiode et de Parménide afin de montrer (1) qu’Eros puise sa<br />
supériorité dans son ancienneté (178a9-178c5), il consacre la plus grande partie de son discours à<br />
démontrer (2) qu’Eros est étranger à toute forme de laideur (178c5-179b3) et (3) qu’Eros confère à<br />
tous une puissance d’action qui, méprisant tout recours aux stratagèmes issus de l’intelligence, permet<br />
d’outrepasser les limites imposées par la raison (179b4-180b5). C’est en ce sens qu’Alceste est<br />
supérieure à Orphée qui est puni des dieux pour avoir usé d’un expédient pour entrer vivant dans<br />
l’Hadès (179d6) et qu’Achille est honoré pour avoir choisi de combattre Hector en dépit du savoir<br />
prévoyant conféré par sa mère (179e2).<br />
Le but de cette communication est d’explorer plus particulièrement cette troisième<br />
caractéristique d’Eros et le traitement que Phèdre en fait, notamment par l’intermédiaire des figures<br />
exemplaires d’Alceste, d’Orphée et d’Achille. De manière plus précise, il s’agit d’interroger les<br />
conséquences, pour la conception de l’âme et des rapports à l’œuvre entre ses parties, de cette<br />
caractéristique problématique d’Eros – caractéristique d’Eros qui est d’ailleurs, au même titre que sa<br />
beauté, remise en cause, dans la suite du dialogue, par Diotime.<br />
Les développements de Phèdre conduisent en effet à envisager l’existence d’un thumos<br />
foncièrement moral en dépit – ou même en raison – de son insoumission à toute forme d’influence du<br />
nous ou plus largement de la raison ; un thumos que la puissance d’Eros autorise à ne viser que le<br />
beau, à réaliser également sa vocation première, et à proprement parler essentielle, en présidant de<br />
manière exclusive à l’action indépendamment de tout assujettissement au calcul, à l’expédient et à la<br />
délibération issus de la raison.<br />
I<br />
Les vers 120-122 de la Théogonie d’Hésiode ne sont pas présents dans le discours de Phèdre.<br />
Seul apparaît, de fait, le nom d’Eros et non sa définition, en cela, il est assimilé d’emblée à un<br />
principe cosmologique, alors que les vers d’Hésiode conduisent à voir en lui, également, et peut-être<br />
même surtout, un principe psychologique. Cette définition d’Eros, pourtant, Phèdre va y faire<br />
référence, non pas en l’énonçant au moyen d’une formule, d’un logos, comme le fait Hésiode, mais en<br />
ayant recours, dans le cadre d’un discours de nature épidictique, à des figures exemplaires et<br />
traditionnelles qui sont représentatives de l’effet produit par Eros sur le cœur des hommes et des<br />
dieux.<br />
Incontestablement, ce qui témoigne d’un tel effet, c’est la présence d’une vertu morale, de la<br />
vertu morale par excellence du cœur, à savoir, le courage. Vertu qui trouve essentiellement à s’exercer<br />
sur le champ de bataille. Excellence du cœur qui n’est pas le signe d’un bon naturel, mais d’une<br />
inspiration divine. Personne n’est mauvais au point qu’Eros, lui-même, l’inspirant, ne produise en lui<br />
la vertu, de sorte qu’il devienne semblable au meilleur par nature (179a7-8). C’est exactement le cas<br />
pour Alceste, femme pourtant – dont la principale excellence par nature par conséquent n’est pas le<br />
courage –, attestant qu’elle est inspirée par Eros lorsqu’elle consent à mourir à la place de son mari<br />
alors que les propres parents de celui-ci n’ont pas accepté de le faire. Eros peut donc inspirer un<br />
sentiment qui dépasse les liens familiaux traditionnels et la nature même de chacun. A proprement<br />
parler, ce que récompensent les dieux en Alceste, c’est le courage qu’elle a eu de sacrifier sa vie.<br />
En revanche, même si l’action accomplie par Orphée est du même ordre : il descend dans