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La pédérastie selon Pausanias : un défi pour l’éducation platonicienne<br />
Olivier Renaut<br />
Le discours de Pausanias est majoritairement étudié comme un témoignage sur l’institution de la<br />
« pédérastie » 1 . Il est aussi d’usage de considérer qu’il est un discours auquel Platon ne souscrit pas,<br />
qu’il ridiculise, qu’il critique, par un ensemble de procédés internes au Banquet d’une part, et souvent<br />
à la pensée de ce que Platon peut affirmer ailleurs, notamment dans les Lois 2 .<br />
Il me semble qu’un autre traitement de ce discours de Pausanias peut être envisagé. La<br />
question de savoir si la « pédérastie » peut jouir d’une qualification positive chez Platon demeure une<br />
question ouverte 3 . Non seulement il faut se déprendre de l’idée qu’on puisse trouver chez Platon une<br />
quelconque affirmation non problématique sur la pédérastie, mais il faut aussi, dans la mesure du<br />
possible éviter de projeter sur ces textes une intention qui relève davantage d’engagements personnels<br />
et contemporains sur la « sexualité » 4 .<br />
Il ne s’agit pas pour autant de « réhabiliter » Pausanias pour lui-même : ce discours doit être<br />
réinséré dans l’économie générale du Banquet d’une part, et comparé à d’autres mentions de la<br />
pratique de la pédérastie dans les dialogues de Platon, notamment la République et les Lois. Le<br />
discours de Pausanias constitue bien un « défi pour l’éducation platonicienne » de deux manières :<br />
d’abord, l’institution pédérastique telle que la définit Pausanias est critiquée dans le discours de<br />
Diotime, permettant ainsi d’en proposer une pratique « correcte » s’appuyant sur une redéfinition de<br />
l’objet aimé et une reconfiguration du désir ; mais pour autant, cette critique de la pédérastie chez<br />
Diotime ne doit pas occulter la place du désir charnel dans la relation (homo-)érotique, ni non plus la<br />
dimension intrinsèquement politique du discours de Pausanias qui interroge les conditions d’une<br />
éducation à la vertu dans la cité, notamment par l’intermédiaire d’une législation sur les pratiques<br />
sexuelles.<br />
Le discours de Pausanias n’est pas seulement une singerie : il est, dans le sillage du discours<br />
de Phèdre, une réflexion sur les conséquences d’eros dans sa dimension politique et éducative. À ce<br />
titre, ce discours doit être mieux pris en compte dans sa prétention à promouvoir la philosophie.<br />
I. À la recherche d’une règle<br />
Partons tout d’abord de l’expression que Diotime utilise en 211b6, orthos paiderastein :<br />
« Toutes les fois donc, que, en partant des choses d’ici-bas, on arrive à s’élever par une pratique<br />
correcte de l’amour des jeunes garçons (διὰ τὸ ὀρθῶς παιδεραστεῖν), on commence à contempler<br />
cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but. Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut<br />
1 Le discours de Pausanias est une pièce maîtresse chez les historiens et tous les spécialistes de lettres classiques qui se sont<br />
intéressés aux questions de genre et de sexualité dans l’Athènes classique. Pausanias est un personnage ambigu : il est<br />
l’amant d’Agathon et représente donc une figure non pas tant marginale, mais compliquée relativement à l’institution de la<br />
pédérastie dont il fait l’éloge. Un ensemble de thèses ont été tirées de ce discours : a) la pédérastie est une institution qui ne<br />
saurait être comprise si on ne la resitue pas dans un contexte précis, et qui, de l’aveu de Pausanias, est divers. Le problème<br />
de la sexualité est dérivé par rapport à la perception de la norme en vigueur dans la cité (Dover 1964). b) d’autres interprètes<br />
ont insisté en revanche sur l’importance du problème sexuel entre éraste et éromène défini comme un jeu à somme nulle à<br />
travers une relation nécessairement asymétrique (Dover 1978; Cohen 1987). Voir également la présentation de Brisson<br />
(2006).<br />
2 Ce même discours a été largement négligé par les philosophes. M. Nussbaum (1994) traite ce discours d’une manière<br />
charitable, mais se rallie en général à la position de Dover, et, symptomatiquement, souligne que des discours de Phèdre,<br />
Pausanias et d’Aristophane, c’est ce dernier qui est le plus « sérieux » (Nussbaum 1994:1541). À l’inverse certains<br />
commentateurs n’hésitent pas à traiter Pausanias de a) vicieux sophiste séducteur dont le but est de déroger à la règle<br />
naturelle qui impose la reproduction (Neumann 1964); b) de sociologue sophiste (Corrigan 2004:56–61); c) de quelqu’un qui<br />
est obsédé par les conventions, au point d’en bégayer « Il devrait y avoir une loi » (Ludwig 2002:44) ; d) de représentant une<br />
forme d’eros athénien incompatible avec l’eros philosophique platonicien, bien qu’il le singe (Corrigan 2004:51).<br />
3 Simplement à titre de rappel, sur les 7 occurrences de paiderastein chez Platon, 6 se trouvent dans le Banquet, dont 2 chez<br />
Pausanias, 2 chez Aristophane, 1 dans le discours de Diotime où il est question de orthos paiderastein, et 1 autre se trouve<br />
dans le Phèdre (250a), fait notable, où il est question des cycles de réincarnation de l’âme humaine, qui doit attendre dix<br />
mille ans avant de retrouver son point d’origine, « exception faite pour l’homme qui a aspiré loyalement au savoir ou qui a<br />
aimé les jeunes gens pour les faire aspirer au savoir » (πλὴν ἡ τοῦ φιλοσοφήσαντος ἀδόλως ἢ παιδεραστήσαντος µετὰ<br />
φιλοσοφίας).<br />
4 Voir à ce propos Davidson (2001) qui trace une généalogie très convaincante de la construction du rapport<br />
"pénétré/pénétrant" dans l'image de l'amour grec, et son influence en particulier sur les analyses de Dover entre 1964 et<br />
1978.