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Ruby Blondell – Sandra Boehringer<br />
inversion des rôles actifs/passifs ou féminins/masculins. Le dialogue fait état d’une relation érotique<br />
entre Léaina et Mégilla, entre Démonassa et Mégilla et entre les trois femmes. De surcroît, en<br />
revendiquant son identité de neaniskos, Mégilla subvertit la binarité actif/passif traditionnellement<br />
associée à la relation homoérotique masculine. Comme un erastes, elle est à la fois masculine et<br />
active, mais l’expression kalos neaniskos la désigne clairement comme étant celui qui, dans une<br />
relation entre hommes, joue le rôle de l’eromenos. Comme l’Alcibiade de Platon, « Mégillos » est une<br />
éromène qui s’affirme et se revendique éraste. Mais en même temps, le plaisir sexuel ressenti est<br />
décrit de façon à suggérer une démesure toute féminine. Quant à Léaina, à l’inverse, elle ne se<br />
présente pas comme engagée dans une relation où le plaisir est partagé, conformément à ce qui est<br />
traditionnellement présenté comme propre aux femmes, mais elle dit d’elle-même qu’elle a accepté<br />
des cadeaux – en échange de ses services, ou peut-être, tel un éromène, pour l’éducation qu’il a reçue<br />
(!).<br />
Lucien sème un doute encore plus grand en ne permettant pas à son public de savoir avec<br />
précision ce que Mégilla a « à la place de ce que les hommes ont ». Certains commentateurs ont<br />
supputé qu’elle faisait référence à un olisbos (un godemiché) pour faire office de sexe masculin.<br />
Pourtant, si tel était le cas, l’usage qu’en fait Mégilla ne correspond pas à ce que l’on attendrait d’un<br />
tel objet. L’olisbos est généralement représenté comme un objet censé apporter, en premier lieu, du<br />
plaisir à la personne pénétrée par cet objet (que l’on soit seul, à deux ou en groupe). Mais dans<br />
l’étreinte entre Mégilla, qui prend les initiatives, et Léaina, c’est Mégilla qui se trouve ressentir<br />
visiblement une forte jouissance. Ajoutons que nulle part le terme d’olisbos n’apparaît dans le texte.<br />
Les pratiques particulières de Mégilla conservent leur voile de mystère. L’inversion des rôles (un<br />
femme prenant le rôle d’un homme) n’est donc pas une lecture possible des relations entre femmes –<br />
c’est ce que le montre ce dialogue. Ce qui est culturellement et socialement considéré comme<br />
masculin (le genre) circule entre les trois femmes sans jamais en caractériser une de façon totale et<br />
permanente. De même, l’affirmation selon laquelle Lucien replace la sexualité entre femmes dans une<br />
grille de lecture actif/passif sur le modèle binaire de la relation conventionnel entre hommes n’est pas<br />
davantage recevable.<br />
Pour conclure, Lucien ne nous offre pas, dans ce dialogue, un tableau cohérent et réaliste des<br />
relations sexuelles entre femmes : cette œuvre ne fonctionne pas par le biais de références à la réalité<br />
et aux « vraies » pratiques des femmes, mais par le lien que Lucien établit avec le sous-texte<br />
platonicien. Dans le Banquet, Platon utilise la liberté offerte par la comédie et l’imagination pour<br />
transformer les rôles sexuels conventionnels dans le cadre d’un programme philosophique. Dans le<br />
dialogue 5, Lucien répond, en quelque sorte, à Platon en faisant de la subversion des rôles<br />
homoérotiques actifs/passifs une subversion joyeusement physique. Il réintroduit le vin et les corps de<br />
femmes que le dialogue platonicien avait évacués. Lucien met au centre de sa mise en scène du<br />
banquet les personnages de femmes qui restaient, chez Platon, à la marge : les hétairistriai, la flûtiste<br />
renvoyée. Il retouche le tableau platonicien en reprenant le motif platonico-aristophanesque de la<br />
catégorie des femmes issues de l’être primitif femelle, une catégorie laissée dans un flou<br />
particulièrement frustrant, et en le complétant par une abondance de détails physiques et érotiques<br />
concrets dignes de la comédie elle-même. Comme Platon, cependant, il ne fait pas l’éloge d’une<br />
sexualité alternative et son but n’est pas davantage de révéler, ou de dénoncer, un quelconque tabou<br />
chez les auteurs qui l’ont précédé. Au contraire, il répond à Platon en s’appropriant la philosophie et<br />
en la mettant au service de ses objectifs : obtenir l’ovation d’un public enthousiasmé par son habile<br />
détournement des conventions intellectuelles et érotiques. Le résultat en est une satire des ambitions<br />
de l’érôs philosophique – dont Lucien souligne les multiples aspects – et, tout à la fois, un hommage à<br />
sa splendide absurdité.<br />
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