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Michel Fattal<br />
entre des domaines séparés, c’est parce qu’il est un « mixte » ou le résultat d’une « synthèse » de ses<br />
parents qui l’ont engendrés. En d’autres termes, il est une « synthèse » de Poros (chemin, expédient)<br />
et de Pénia (pauvreté, indigence). C’est à partir des pages 203 a – 204 c que Diotime, la prêtresse de<br />
Mantinée, relate à Socrate le mythe de la naissance d’Eros que les commentateurs ont longuement<br />
commenté 19 .<br />
« Le jour de la naissance d’Aphrodite, raconte Diotime, il y eut banquet chez les dieux. A la fin du<br />
repas, Pénia, c’est-à-dire ‘Pauvreté’, ‘Privation’, vint pour mendier. Elle vit Poros, c’est-à-dire<br />
‘Moyen’, ‘Expédient’, ‘Richesse’, enivré par le nectar et endormi dans le jardin de Zeus. Pour<br />
remédier à son dénuement, Pénia décida d’avoir un enfant de Poros. Elle s’étendit près de Poros<br />
endormi et conçut ainsi l’Amour » 20 . Après avoir rappelé la généalogie d’Eros, P. Hadot souligne à<br />
juste titre que « l’Amour n’est pas beau, comme l’avait voulu le poète tragique Agathon. Sans cela il<br />
ne serait plus l’Amour. Car Eros est essentiellement désir et on ne peut désirer que ce dont on est<br />
privé. Eros ne peut être beau : fils de Pénia, il est privé de la beauté ; mais fils de Poros, il sait<br />
remédier à cette privation » 21 . Fruit d’une synthèse de Pénia et de Poros, de Pauvreté et de Richesse,<br />
d’Indigence et d’Expédient, l’eros-philosophe est paradoxal et atopique. Il est à la fois riche et pauvre,<br />
beau et laid, homme et dieu, ou plus exactement, il n’est ni homme ni dieu, ni beau ni laid, ni sage ni<br />
insensé. Il est pur « désir », désir du beau qu’il n’a pas, désir du « savoir » dont il est dépourvu.<br />
L’eros-philosophe qui met en relation des domaines séparés est celui qui est capable de « passer » et<br />
de « faire passer » (poros désigne le « passage », l’« issue », le « chemin » qui permet de sortir de l’aporie,<br />
d’une situation sans issue, d’une difficulté) du dénuement à la richesse, du manque à la<br />
satisfaction du manque. Il est le « moyen » dynamique qui « fait passer » de l’indigence esthétique et<br />
éthique (le beau et le bien dont il est privé) à la perfection morale et intellectuelle (contemplation du<br />
beau et du bien), de l’ignorance au savoir, de l’absence de connaissance à la connaissance. C’est là<br />
qu’apparaît le rôle incontournable du philosophe sur le plan gnoséologique et épistémologique.<br />
Etant donné que les dieux possèdent le savoir et que les hommes sont ignorants, et<br />
compte tenu du fait que le philosophe est un intermédiaire entre les dieux et les hommes, la<br />
philosophie est nécessairement un intermédiaire entre le savoir des dieux et l’ignorance des hommes.<br />
En effet, Eros, en tant que fils de Pénia, est pur « désir » (epithumia) du savoir qu’il n’a pas. Dans son<br />
« élan » vers le beau et le bien, il tend à « connaître » le beau et le bien. « L’epithumia, dira M.<br />
Dixsaut, fait partie du genre de la relation », pourtant, ajoute-t-elle « ce n’est pas l’objet qui est la fin<br />
du désir, mais bien le mouvement de se procurer, de ramener à soi ; on désire la génération d’un<br />
rapport, le devenir d’une mise en relation (Rép. IV, 437 c et Phil. 53 c-55 a) » 22 . C’est le verbe<br />
ephiêmi qui utilisé dans ces deux passages de la République et du Philèbe pour dire le désir, c’est-àdire<br />
le mouvement, la tension vers, la recherche de ce qu’on ne possède pas. C’est par ce désir et par<br />
cette « tension vers » quelque chose d’autre que l’epithumia met en relation. Elle est relation<br />
dynamique en direction de quelqu’un d’autre ou de quelque chose d’autre. De même qu’eros-démon<br />
est un intermédiaire entre le laid et le beau, le mauvais et le bon, il est également intermédiaire entre<br />
l’ignorance et le savoir. Diotime s’adressant à Socrate l’interroge de la manière suivante :<br />
« T’imagines-tu de même que celui qui n’est pas expert (sophos : savant) est stupide ? N’as-tu pas le<br />
sentiment que, entre science et ignorance, il y a un intermédiare (metaxu) ? – Socrate : Lequel ? –<br />
Diotime : Avoir une opinion droite (ortha doxazein), sans être à même d’en rendre raison (logon<br />
dounai). Ne sais-tu pas, poursuivit-elle, que ce n’est là ni savoir – car comment une activité, dont on<br />
arrive pas à rendre raison, saurait-elle être une connaissance sûre ? – ni ignorance – car ce qui atteint<br />
la réalité ne saurait être ignorance. L’opinion droite (orthê doxa) est bien quelque chose de ce genre,<br />
quelque chose d’intermédiaire (metaxu) entre le savoir et l’ignorance » (202 a , trad. Brisson).<br />
Un peu plus loin, Diotime ajoute :<br />
« Par ailleurs, il se trouve à mi-chemin (en mesô) entre le savoir et l’ignorance. Voici, en effet ce qui<br />
en est. Aucun dieu ne tend vers le savoir ni ne désire devenir savant, car il l’est ; or, si l’on est savant,<br />
on n’a pas besoin de tendre vers le savoir. Les ignorants ne tendent pas davantage vers le savoir ni ne<br />
19<br />
Je me permets de renvoyer au développement que P. Hadot, « La figure de Socrate », in Exercices spirituels et philosophie<br />
antique, op. cit., Eloge de Socrate, op. cit., pp. 45-53, consacre à ce mythe. J’insisterai plus loin sur le caractère<br />
épistémologique ou gnoséologique du philosophe situé à mi-chemin entre le savoir des dieux et l’ignorance des hommes.<br />
20<br />
P. Hadot, « La figure de Socrate », in Exercices…, op. cit. ; Eloge de Socrate, op. cit., p. 45-46.<br />
21<br />
Op. cit., p. 46.<br />
22<br />
M. Dixsaut, Le Naturel philosophe. Essais sur les Dialogues de Platon, Paris, Les Belles Lettres-Vrin, 1985, p. 131.<br />
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