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Ruby Blondell – Sandra Boehringer<br />
Léaina, c’est le membre viril, pour Mégilla ce sont l’esprit (gnomê) et le désir (epithumia). Léaina lui<br />
demande alors si cela lui suffit et Mégilla lui assure qu’elle n’a pas besoin du membre viril car elle a<br />
« quelque chose » à la place.<br />
Le dialogue enchâssé s’achève et l’on revient au premier niveau de la discussion. Léaina décrit,<br />
brièvement mais sans équivoque, la relation sexuelle entre elle et Mégilla. Elle embrasse Mégilla<br />
« comme si elle était un homme » et Mégilla l’étreint avec une énergie qui débouche sur une<br />
jouissance visible. Le public (Klonarion, ainsi que les spectateurs du dialogue évidemment) veut<br />
savoir ce que Mégilla a fait, et comment, mais Léaina déclare que, « par la déesse ouranienne » (à<br />
savoir par Aphrodite), elle ne dira rien de plus, car c’est honteux.<br />
Le dialogue 5 ne fait aucune référence explicite à la philosophie ou à des philosophes, mais la<br />
tonalité platonicienne n’en est pas moins forte. Le dialogue est traversé par un grand nombre<br />
d’expressions de doute ou d’ignorance qui évoquent le Socrate de Platon (« faisant je ne sais quoi »,<br />
« je ne comprends pas » etc.). La question centrale est un problème épistémologique – et le dialogue<br />
enchâssé offre au public une parodie de dialogue philosophique, avec une succession de questions et<br />
de réponses qui progressent par étapes et de façon logique. La fin, de plus, est aporétique. Jamais<br />
Klonarion ni le public ne connaîtra la nature exacte de ce « quelque chose » que Mégilla a à la place<br />
de ce qu’ont les hommes.<br />
L’intertexte le plus visible, la source la plus prégnante de ce dialogue, est sans conteste le<br />
Banquet. Comme lui, le dialogue 5 se compose d’une discussion générale incluant un dialogue qui luimême<br />
déploie la description d’une soirée – une description suscitée par les questions d’un ami trop<br />
curieux. Lors des deux soirées, le thème de la conversation est érôs et les participants rivalisent les<br />
uns avec les autres pour mettre en évidence leur maîtrise du sujet. Le récit enchâssé, comme le<br />
fameux épisode du discours d’Alcibiade, est une histoire de séduction – dans le dialogue 5, d’une<br />
séduction réussie. Ces deux récits sont assumés par des personnages peu crédibles, qui présentent leur<br />
comportement comme un secret honteux. Les deux sont consentants pour vivre une expérience<br />
compromettante, en s’engageant dans des relations sexuelles transgressives, dans l’objectif de<br />
découvrir la vérité du mystère d’érôs. Mais si Léaina est un Alcibiade, elle est aussi un Socrate qui<br />
entraîne son public au seuil même de la révélation : tel un ventriloque elle fait entendre la voix de<br />
Mégilla, une experte en matière érotique, tout comme Socrate fait entendre la voix de Diotime. À la<br />
fin du dialogue, elle joue avec son public – et Lucien avec le sien – en gardant pour elle la réponse<br />
finale, tout comme Socrate – du point de vue de ses détracteurs et de ses admirateurs frustrés – garde<br />
pour lui sa sagesse : c’est là un des aspect de la stratégie platonicienne pour susciter le désir de la<br />
philosophie.<br />
Les deux soirées (celle décrite par Platon et celle de Lucien) sont, de plus, particulièrement non<br />
conventionnelles. C’est bien connu, point d’ivresse lors du banquet décrit par Platon – du moins<br />
jusqu’à l’arrivée d’Alcibiade. Il est consacré aux seules considérations intellectuelles des hommes<br />
exclusivement, la musicienne ayant été renvoyée (176e). Le banquet décrit par Lucien est<br />
exceptionnel pour une raison fort différente : il n’y a que des femmes, qui s’adonnent avec un grand<br />
enthousiasme au plaisir de la musique, de la boisson et du sexe – des plaisirs que le banquet<br />
platonicien rejette. Léaina est invitée principalement en tant que musicienne pour divertir les autres<br />
femmes : on pourrait reconnaître la flûtiste de Platon, renvoyée du symposion masculin et qui<br />
viendrait jouer pour les femmes de la maisonnée (Symp. 176e). Lucien fait accéder au point de vue de<br />
celles et ceux qui sont exclus du « commerce » philosophique des hommes, mais cette fois, les<br />
femmes exclues ne sont pas repousées ou rabaissées par l’assimilation entre le féminin et les plaisirs<br />
du corps. Au contraire, elles assument avec enthousiasme cette identification sans toutefois<br />
abandonner leur droit à s’engager dans des conversations rationnelles sur ces plaisirs, précisément.<br />
Alors que Platon exclut les femmes du petit monde élitiste et exclusivement masculin de la<br />
philosophie, Lucien, quant à lui, leur consacre ce monde et en fait, en miroir, un lieu exclusivement<br />
féminin, autonome et harmonieux.<br />
On relève dans ce dialogue plusieurs références très précises à des éléments de discours<br />
prononcés par les participants au Banquet de Platon. Pour des raisons de temps, nous nous<br />
concentrerons sur les deux éléments les plus importants qui rapprochent ces deux dialogues : le<br />
brouillage des rôles sexuels traditionnel et le thème de la sexualité entre femmes.<br />
Dans le Banquet, en effet, les catégories traditionnelles sont brouillées d’une manière<br />
remarquable. L’inversion des rôles traditionnels en est un exemple : Alcibiade, l’eromenos, se conduit<br />
comme un erastes et cherche à séduire Socrate ; Socrate, l’erastes âgé, laid et philosophe, est<br />
poursuivi et, tel un eromenos, sait résister aux avances. Un brouillage complexe apparaît également<br />
dans le fameux discours d’Aristophane : celui-ci explique l’origine de l’attraction sexuelle comme<br />
étant la conséquence de la coupure des trois boules primitives – la boule mâle, la boule femelle et la<br />
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