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Alexis Pinchard<br />
intelligence capable de remarquer leur commune participation à la Forme transcendante de l’homme<br />
ou d’un autre animal, bref leur similitude. Certes, au niveau de l’intelligible, l’espèce animale<br />
constitue bien une seule et même réalité, mais cette Forme ne peut se penser que comme l’unité d’une<br />
multiplicité.<br />
On n’aurait donc pas d’occasion de la penser si la multiplicité des individus vivants au cours<br />
des génération disparaissait, même si son être ne dépend pas d’une telle multiplicité. Or, de fait, on est<br />
capable de la penser. Le fait que multiple vaille comme condition épistémologique de la saisie de<br />
l’unité intelligible apparaît évidemment dans cas de la Beauté exposé par Diotime au terme de la<br />
fameuse dialectique ascendante : celle-ci doit passer par l’amour de tous les beaux corps avant d’en<br />
arriver à l’unique espèce de Beauté qu’est Beauté des corps, ne peut se penser que comme l’unité<br />
d’une multplicité.<br />
De même, l’immortalité du vivant individuel est comparée à l’immortalité du nom, objet<br />
d’amour pour les héros de jadis et les poètes qui les chantèrent (Banquet, 208c-d). La gloire épique se<br />
transmet certes de génération en génération, mimant la procréation sur le plan symbolique, mais elle<br />
est bien différente d’une immortalité personnelle supposant la conservation de l’identité numérique de<br />
l’âme au cours du temps. Il s’agit d’une succession du semblable au semblable, sans rien de réel qui<br />
unisse le successif à lui-même, ainsi que l’a déjà compris Héraclite :<br />
αἱρεῦνται γὰρ ἓν ἀντὶ ἁπάντων οἱ ἄριστοι, κλέος ἀέναον θνητῶν· οἱ δὲ πολλοὶ κεκόρηνται ὅκωσπερ<br />
κτήνεα<br />
Les meilleurs, en vérité, préfèrent une seule chose à toutes les autres, la renom intarissable parmi les<br />
mortels, tandis que le plus grand nombre se remplit à satiété, exactement comme du bétail (Héraclite,<br />
fr. 29 DK).<br />
Le contraste entre « intarissable » et « mortels » est ici typiquement héraclitéen : chaque homme qui<br />
porte la rumeur est pris dans le devenir, bientôt anéanti, mais cette rumeur demeure par ce<br />
renouvellement incessant lui-même. La gloire est ainsi à la fois toujours la même et toujours autre que<br />
ce qu’elle était, tel un fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois. Nous retrouvons ici<br />
l’héraclitéisme bien connu de Platon en ce qui concerne le sensible.<br />
Si nous appliquons ces analogies au corps vivant individuel, l’amant débutant qui aime un<br />
seul beau corps en aime déjà une pluralité potentiellement infinie sans le savoir. « L’océan du beau »<br />
(Banquet, 210d), en réalité, est déjà là. L’élévation dialectique à l’amour de tous les beaux corps ne<br />
fait que montrer la vérité implicite de l’étape précédente. La véritable unité ne se trouvera que dans<br />
l’Idée, unité pour la pensée et dans la pensée, et non dans l’ordre du corps, qu’on le prenne en sa<br />
pluralité manifeste ou en quelque singularité apparente.<br />
La mort en héritage ?<br />
Et pourtant, alors même que l’on cherche à nier que le corps demeure identique à lui-même, on lui<br />
attribue justement un « lui-même », un soi : il faut bien admettre qu’il n’est jamais le même justement<br />
parce qu’il se reproduit toujours. L’altérité émergente est le résultat d’une capacité à se dépasser soimême<br />
inhérente au terme antérieur, ce qui suppose donc une sorte de soi. Ce dépassement, payé au<br />
bout du compte au prix de la mort, est à la fois de soi et par soi. Au niveau de l’espèce, Diotime<br />
évoque le sacrifice des parents pour les enfants comme un cas limite et seulement possible révélant,<br />
par son caractère exceptionnel même, la vraie nature d’Eros en tant qu’il est étranger à tout principe<br />
de conservation de ce qui est déjà donné en son imperfection et son inertie :<br />
[Les bêtes] sont prêtes à batailler pour leur progéniture, les plus faibles contre les plus fortes, et à<br />
sacrifier leur vie, souffrant elles-mêmes les tortures de la faim en vue d’assurer sa subsistance et se<br />
dévouant de toutes les manières possibles (Platon, Banquet, 207b).<br />
Mais, au niveau de l’individu, il faut toujours que l’ancien disparaisse pour que le nouveau<br />
apparaisse : nos corps successifs et semblables ne peuvent pas se chevaucher dans le temps, ou alors<br />
un cancer se développe et nous mourons encore plus vite. Dans le vivant en devenir, la négation<br />
même par lequel le jeune corps chasse le vieux est un fruit de l’identité à soi du terme plus ancien.<br />
Certes, ce terme ancien était mortel et donc il aurait fini par être détruit par son environnement même<br />
s’il ne s’était pas reproduit, mais la destruction qui le frappe dans l’acte de reproduction a l’avantage<br />
de venir de lui-même, et c’est précisément cette réflexivité qui le sauve. Il est encore là dans son<br />
entrée en absence. Le fils, pour ainsi dire, hérite bien de quelque chose venant de son père glorieux,<br />
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