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Le Banquet de Platon : une philosophie de la relation ?<br />
Michel Fattal<br />
À la différence de l'approche matérialiste des philosophes présocratiques qui faisaient intervenir des<br />
principes physiques comme l'air, l'eau le feu et la terre dans leur explication de l'univers et de sa<br />
genèse, Platon inaugure une ère radicalement nouvelle dans sa façon d'expliquer la naissance de tout<br />
ce qui existe dans le monde visible. Désormais, les réalités de la nature, du monde physique et visible,<br />
ne s'expliquent plus par un élément matériel, mais trouvent leur origine ou leur cause dans ce qu'il<br />
appelle les Idées (eidê) ou les Formes intelligibles 1 . Ces Idées caractérisées par leur stabilité, leur<br />
éternité et leur être, constituent les modèles ou les paradigmes des choses sensibles et visibles sujettes<br />
au devenir, au temps et à l'instabilité. Ce monde sensible et visible qui est celui du devenir instable est<br />
donc conçu comme copie (eikôn) ou comme imitation (mimêsis) de cette cause intelligible et invisible<br />
qu’est l’Idée. Dans le Phédon, 79 a, Socrate affirme « qu’il existe deux espèces d’être, d’une part<br />
l’espèce visible, de l’autre l’espèce invisible » représentée par l’intelligible situé au niveau le plus<br />
élevé. En exhaussant l’Idée au-dessus du monde physique, Platon faisait de la forme (aspect) un<br />
principe séparé du sensible. L'Athénien ira jusqu'à parler, dans la République (VI, 509 d ; VII, 517 b ;<br />
508 c) de « lieu intelligible » et dans le Phèdre de « lieu qui se trouve au-dessus du ciel » (247c). On<br />
voit ainsi apparaître l’existence de deux ordres hiérarchiquement séparés ou de deux sphères distinctes<br />
de réalité : celle du « lieu intelligible » et celle du « lieu sensible ». C’est la réalité qui est censée être<br />
une et continue qui se trouve en quelque sorte coupée en deux par la « séparation » (chôrismos) de ces<br />
deux sphères qui sont bien distinctes. C’est la raison pour laquelle certains commentateurs parlent de<br />
« dualisme » ou même de « l’infranchissable fossé entre le sensible et l’intelligible » 2 à propos de la<br />
philosophie de Platon. Ce dualisme ontologique ou cosmologique qui vise à « dissocier d’elle-même<br />
une réalité qu’il convient précisément d’expliquer dans son unité » 3 va également s’appliquer à la<br />
représentation que Platon se fait de l’homme. Ainsi, l’homme se trouve lui aussi constitué d’une âme<br />
immatérielle, éternelle et invisible qui est « séparée » ou même opposée au corps matériel, visible et<br />
sujet à la corruption et à la mort. On connaît les développements du Phédon sur le corps comme<br />
tombeau 4 ou prison de l’âme. Le corps apparenté au devenir et sujet à la mort constitue un obstacle à<br />
l’élévation de l’âme ou à son accès au « lieu intelligible ». L’âme qui s’apparente à ce qui est divin et<br />
intelligible se trouve en quelque sorte entravée par l’action des désirs infinis et insatiables du corps<br />
qui retiennent celle-ci dans le monde matériel et temporel, et l’empêchent de rejoindre la sphère<br />
intelligible.<br />
Pour résumer les choses, on peut dire que Platon inaugure, après la vision unitaire et<br />
holistique ou même moniste des Présocratiques, une vision dualiste de la réalité et de l’homme. C’est<br />
le fameux chôrismos (séparation) ontologique et cosmologique du sensible et de l’intelligible, et la<br />
célèbre « séparation » anthropologique de l’âme et du corps 5 . Ce dualisme ontologique et<br />
anthropologique soulève une véritable difficulté ou une véritable aporie qui a été relevée par les<br />
commentateurs et par l’élève de Platon lui-même, Aristote. Le Stagirite ne manquera pas en effet de<br />
critiquer la théorie platonicienne des Idées qui, selon lui, redouble inutilement la réalité. Platon luimême,<br />
conscient de cette difficulté pose, dans le Parménide, le problème de la « participation » ou du<br />
« rapport » du sensible à l’intelligible, et envisage la causalité que l’intelligible exerce sur le sensible.<br />
C’est dans la cosmologie du Timée que Platon trouvera une solution au problème épineux de la<br />
participation en mettant en œuvre d’autres types de causalités comme par exemple la causalité<br />
efficiente du démiurge et la causalité matérielle de la chôra à partir de laquelle le monde sera formé<br />
ou engendré 6 .<br />
1 Voir à ce sujet, J.-F. Pradeau (éd.), Platon, les formes intelligibles, Paris, PUF, « Débats », 2001.<br />
2 Voir récemment l’ouvrage de Ch. Rogue, Comprendre Platon, Paris, Armand Colin, « Cursus », 2004, chapitre V :<br />
« L’infranchissable fossé entre sensible et intelligible », pp. 87-108.<br />
3 Op. cit., p. 94.<br />
4 Voir le jeu de mots sôma sêma (corps tombeau).<br />
5 Sur les occurrences de chôrismos, chôrizein, chôris dans l’œuvre de Platon, voir Platon, Lexique (M-Omega), par A. Diès,<br />
Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, année, Tome 2, 1964, p. 570-571 ; R. Radice (ed.), Plato Lexicon,<br />
Electronic edition by R. Bombacigno, Milano, Biblia, 2003, p. 993-994. Voir par exemple, le Phédon 64 c 5-6 ; 67 a ; 67 d<br />
3 ; L. Brisson, « Comment rendre compte de la participation du sensible à l’intelligible chez Platon ? », in J.-F. Pradeau<br />
(éd.), Platon, les formes intelligibles, op. cit., p. 55 sq.<br />
6 Là-dessus, voir L. Brisson, art. cit., p. 57. Il ne faut certes pas oublier la causalité des Formes. Les Formes, caractérisées<br />
par la stabilité et contemplées par le démiurge, jouent également un rôle déterminant, car elles lui permettent de mettre en<br />
ordre la chôra traversée par des mouvements désordonnés.