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Michel Fattal<br />
de la vie, mon cher Socrate, reprit l’étrangère de Mantinée, plus qu’à n’importe quel autre, que se<br />
situe le moment où, pour l’être humain, la vie vaut d’être vécue, parce qu’il contemple la beauté en<br />
elle-même » (trad. Brisson).<br />
Ce qu’il y a d’intéressant pour mon propos, dans ce passage, c’est que ce dernier met à nouveau en<br />
œuvre ce que j’ai appelé une philosophie de la relation qui vient contrebalancer la philosophie de la<br />
séparation ou le dualisme du corps et de l’âme, du sensible et de l’intelligible clairement posé et<br />
affirmé dans le Phédon. Si en effet, dans le Phédon, le corps est une prison/tombeau pour l’âme, s’il<br />
faut pratiquer la purification, c’est-à-dire « séparer le plus possible l’âme du corps » pour être<br />
notamment en mesure de penser l’être et la vérité ; ici, dans le Banquet, bien que l’âme soit distinguée<br />
du corps, la rupture ou la scission du corps et de l’âme n’apparaît pas puisqu’il s’agit justement de<br />
ménager des étapes, des échelons, des transitions et des progressions de l’amour des beaux corps à<br />
l’amour des belles âmes en vue d’accéder au Beau en soi. L’amour des beaux corps constitue donc un<br />
« tremplin » vers l’amour des belles âmes et par delà l’amour des belles âmes vers la Beauté<br />
intelligible. On peut même dire que la philosophie du Banquet est une philosophie du passage, une<br />
philosophie méthodique, permettant l’ascension progressive conduisant à la saisie immédiate du Beau<br />
en soi. Il s’agit manifestement de ne pas exclure, de cette représentation progressive de l’ascension<br />
vers le Beau en soi, la première étape de l’initiation qui est celle de la prise en considération de<br />
l’amour du beau corps. L’amour du beau corps n’est en aucune manière opposé à l’amour d’une belle<br />
âme et à l’amour du Beau en soi (le dualisme suppose justement l’opposition et l’exclusion). Bien au<br />
contraire, l’amour du beau corps ou des beaux corps est la condition sine qua non de toute conversion,<br />
de toute élévation, de toute vision, c’est-à-dire de toute saisie du Beau en soi. L’amour du beau corps<br />
et des beaux corps est en d’autres termes la condition nécessaire de toute contemplation. Cette<br />
condition nécessaire, mais non suffisante, de l’amour du beau corps caractérise en propre cette<br />
philosophie du passage. C’est donc à partir du premier stade incontournable de l’ascension que la<br />
philosophie de la relation est mise en œuvre. Le premier échelon représente en fait le point de départ<br />
sans lequel l’ascension ne peut être possible ou ne peut se réaliser. Ainsi, le corps, loin de constituer<br />
un obstacle, représente un passage nécessaire et obligé vers l’âme, la science, et le Beau en soi. Il est<br />
le « lieu initial » à partir duquel il est possible de « relier » le sensible à l’intelligible, l’extérieur à<br />
l’intérieur, le bas au haut. Et c’est l’amour, en tant qu’élan, aspiration et désir passionné, qui est le<br />
moteur ou le ciment fédérateur et dynamique de ces différents niveaux.<br />
Si le corps représente un passage nécessaire et obligé, et si l’amour du beau corps permet cette<br />
dynamique ascensionnelle vers le Beau en soi à travers les médiations de l’amour des belles âmes et<br />
des belles sciences ; si, en d’autres termes, le corps, au lieu d’être rejeté et séparé de l’âme, constitue<br />
en revanche un élément incontournable de ce que j’ai appelé une philosophie de la relation, c’est<br />
parce que la vision sensible d’un beau corps permet le souvenir (réminiscence) de la Beauté en soi<br />
contemplée par l’âme antérieurement avant qu’elle ne rentre dans un corps. Si la philosophie de la<br />
réminiscence qui est clairement formulée dans le Ménon et dans le Phédon 34 n’apparaît pas<br />
explicitement dans le Banquet, on peut tout de même dire qu’elle sous-tend cette philosophie de la<br />
relation qui au lieu de séparer comme par une coupure le sensible de l’intelligible, le corps de l’âme<br />
permet plutôt d’assurer leur unité et leur cohésion.<br />
Conclusion<br />
Ainsi, partis d’une philosophie de la séparation dans le Phédon dont on trouve les traces dans le<br />
Banquet, on se trouve aussitôt installé, avec le Sum-posion, dans le cadre d’une philosophie de la<br />
relation qui assure désormais la cohésion du Tout avec lui-même, et l’unité de l’homme avec luimême.<br />
Ce monisme cosmologique et anthropologique permet à Platon de sauvegarder l’unité de son<br />
système et l’empêche de sombrer dans le dualisme opposant le sensible à l’intelligible, le corps à<br />
l’âme. Platon répondrait à la critique que lui adressera par la suite Aristote. Contrairement à ce que<br />
soutiendrait Aristote, Platon ne redoublerait pas la réalité puisque celle-ci se trouverait malgré tout<br />
caractérisée par l’unité. J’ajouterai que cette philosophie de la relation, développée par Platon dans le<br />
Banquet, est conforme à l’optimisme grec en général et à l’optimisme platonicien en particulier qui<br />
considèrent que le monde est beau (cf. le Timée) et que l’homme est en mesure d’harmoniser, en lui,<br />
34 Sur la réminscence dans le Ménon et le Phédon, cf. l’Introduction de M. Canto, Platon, Ménon, op. cit., p. 74 sq., ainsi que<br />
l’Introduction de M. Dixsaut, Platon, Phédon, Traduction nouvelle, introduction et notes, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 97<br />
sq. Sur le rôle joué par l’anmanèse dans d’autres dialogues, voir l’étude de S. Scolnicov, « Anamnèse et structure des idées<br />
dans le Théétète et dans le Parménide », in M. Fattal (éd.), La Philosophie de Platon, Paris, L’Harmattan, 2005, Tome 2, pp.<br />
139-158.<br />
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