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Annie Larrivée<br />
bonheur comme étant érotique. 26 Un autre trait distinctif par rapport au protreptique classique est<br />
qu’elle décide de mettre l’accent sur un aspect précis de cette quête (érotique) du bonheur, à savoir<br />
son aspect temporel. Nous souhaitons une possession des bonnes choses qui soit permanente,<br />
perpétuelle (206a). De manière inhabituelle, c’est sur cet aspect temporel que son levier protreptique<br />
viendra s’appuyer.<br />
Le gros de son effort sera ensuite consacré à la deuxième étape protreptique. Celle où il s’agit<br />
d’identifier un certain moyen, un certain mode de vie, comme étant la façon de parvenir au but visé.<br />
Dans le cas du premier passage protreptique, ce moyen n’est pas présenté comme étant le mode de vie<br />
philosophique (ce sera le rôle du second passage), mais plus largement comme ce que j’appellerai la<br />
« procréation spirituelle ». Cette transition vers la question du moyen d’atteindre le but visé est, dans<br />
le texte, très claire puisque Socratima pose elle-même, de manière rhétorique, la question de savoir<br />
par le biais de quelle activité (praxis) particulière impliquant zèle et effort, le but sera atteint (206b1-<br />
2). La réponse, apparemment ésotérique (« un enfantement dans la beauté selon le corps et selon<br />
l’âme », 206b) met en jeu une analogie entre l’âme et le corps, analogie qui sert souvent de tremplin à<br />
la conversion vers le souci de l’âme dans les dialogues de Platon. 27 Dépouillée de ses embellissement<br />
rhétorique, l’analogie est simple : tout comme la manière, pour le corps, de se perpétuer est la<br />
reproduction, l’âme aussi peut persister par le biais de quelque chose comme une « reproduction<br />
spirituelle ». Rappelons ici que l’aspect de notre désir ‘amoureux’ des bonnes choses (autrement dit,<br />
du bonheur) sur lequel Socratima concentre son attention est la permanence, la persistance temporelle.<br />
Ce qui se fait jour, à son avis, dans l’amour comme quête de bonheur, c’est le désir de durer, ce désir<br />
qu’a tout individu de « persister dans son être » pour parler comme Spinoza. On pourrait dire, en<br />
termes socratiques, qu’il s’agit d’un certain souci de soi, un souci qu’a le soi, heureux, de persister. Or<br />
suivant les explications de Socratima, pour des mortels, le seul moyen, la seule praxis, permettant d’y<br />
parvenir est l’activité de procréation. L’âme, comme le corps doit, afin de persister au-delà de la mort<br />
individuelle, se reproduire.<br />
On pourra s’étonner, ici, que l’âme ne soit pas présentée comme intrinsèquement immortelle.<br />
Bien qu’on puisse être tenté d’y percevoir un signe de l’évolution des positions philosophiques de<br />
Platon, j’aurais pour ma part tendance à penser qu’il s’agit là d’une indication du caractère<br />
protreptique du passage (et du dialogue en général). L’immortalité (aussi bien spirituelle que<br />
physique) n’est pas présentée comme un état de fait, quelque chose de donné, mais est plutôt utilisé<br />
par Socratima comme une « carotte » permettant de tourner vers le souci de l’âme. Vous voulez<br />
l’immortalité de l’âme comme condition d’un bonheur permanent, semble-t-elle dire? Eh bien dans ce<br />
cas vous devrez la gagner en choisissant une praxis amoureuse liée à l’âme et menant à une certaine<br />
forme de procréation spirituelle.<br />
Seule cette conception égocentrée de l’amour peut expliquer le sacrifice des animaux pour<br />
leurs petits, des héros pour leurs aimé(e)s, phénomène qui autrement serait « absurde » (208c).<br />
Admète, Achille, ont fait le sacrifice de leur vie non par renoncement à soi, mais par désir de s’assurer<br />
l’immortalité (208d). Il n’y rien là d’altruiste, semble-t-elle dire en réponse aux questions soulevées<br />
par le discours de Phèdre. Mais la reproduction, physique ou spirituelle, nous permet-elle vraiment<br />
d’atteindre l’immortalité, serait-on tenté de lui demander? Elle a prévu nos résistances et y répond<br />
dans le passage dense et déconcertant (207d-208b) où elle présente sa vision de ce que les philosophes<br />
contemporains appellent le problème de l’ « identité personnelle » (c’est-à-dire le problème qui<br />
consiste à rendre compte du maintien de l’unité de la personne malgré l’essentielle fluidité du moi,<br />
constamment en devenir, physiquement et mentalement). On pourrait formuler l’objection prévenue<br />
par Socratima comme suit : l’immortalité de l’individu ne peut vraiment être assurée par la<br />
procréation (physique ou spirituelle) dans la mesure où ce qui est créé par la re-production n’est pas le<br />
« même » que ce qui l’a créé. Ainsi, dans la re-production issue de l’amour, physique ou spirituel, il y<br />
a certainement quelque chose qui vient de soi, mais pas la persistance du soi comme tel. Et si tel est le<br />
cas, ni la reproduction, ni la création spirituelle sous le signe d’eros ne permettent au soi comme tel<br />
d’atteindre l’immortalité. Ni la procréation, ni la création de belles œuvres ne permettrait donc de<br />
satisfaire le souci de soi en ce sens-là. Le souci, qu’a le soi, heureux, de durer.<br />
Pour surmonter cette difficulté, Socratima adopte la stratégie insolite consistant à dissocier la<br />
question de l’identité personnelle de celle de la mêmeté. Faisant appel à nos croyances ordinaires<br />
concernant l’individu, elle nous force à admettre que nous admettons spontanément l’existence d’une<br />
26 Elle “traduit” aussi la hiérarchie socratique du souci en terme d’amour lorsqu’elle critique l’aspect limité de l’application<br />
du concept d’amour en disant: “… those who pursue this along any of its many other ways –through making money,or<br />
through the love or sports, or through philosophy—we don’t say that these people are in love, and we don’t call them<br />
lovers’’ (sous-entendu : alors qu’en fait, on le devrait), 205d.<br />
27 See for ex. Larivée [2007].<br />
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