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Annie Larivée<br />
personne particulière et identifiable (la réponse au ‘qui est-ce?’) malgré les constants changements<br />
que cette personne subit à divers égards. Malgré le fait, donc, qu’elle n’est jamais tout à fait la même,<br />
nous n’avons néanmoins aucune hésitation à désigner une personne donnée comme étant cette<br />
personne particulière, X.<br />
La partie de ses explications qui ont les conséquences les plus importantes pour mon sujet<br />
concernent l’âme. Car Socratima fait valoir qu’au niveau de l’âme, la persistance de la personne<br />
dépend en fait du choix qu’elle fait de conserver, de renouveler par la mémoire et l’exercice, tel ou tel<br />
trait de son caractère, telle ou telle opinion, tel ou tel désir, telle ou telle connaissance (207e).<br />
Continuer d’exister en tant que personne, semble dire Socratima, repose sur un constant processus de<br />
sélection, de reproduction de soi par soi. De sorte que le processus de reproduction spirituelle ou<br />
certains éléments du soi pérennisés dans des supports extérieurs au soi qui seront ensuite assimilés par<br />
d’autres (par le biais d’œuvres poétiques, éducatives, ou législatives par exemple) ne serait pas<br />
fondamentalement différent de ce qui se produit constamment à l’intérieur de la personne.<br />
Si l’on emprunte le vocabulaire employé par Irwin, on pourrait dire que Socratima tente de<br />
nous convaincre que la persistance de la personne par le biais d’une ‘interpersonal propagation’ (sous<br />
forme spirituelle et psychique) ne diffère pas fondamentalement de l’’intrapersonal propagation’ sur<br />
laquelle repose notre identité personnelle, identité que nous ne questionnons pas. 28 Au niveau interne<br />
à l’âme, la persistance du soi prend la forme d’une self-propagation qui repose sur la décision de<br />
conserver certains traits et éléments présents de la personne, en vue de les maintenir dans le futur. Or,<br />
la procréation spirituelle repose sur la même dynamique de sélection et de préservation, elle est une<br />
propagation du soi sur un support extérieur. En fait, on pourrait même aller jusqu’à dire que ce que R.<br />
Dawkins a baptisé « meme » 29 (à savoir « an idea, behavior, or style that spreads from person to<br />
person within a culture ») 30 est aussi le support de l’identité personne telle que Socratima suggère que<br />
nous la comprenions. Si l’on cherchait à prouver, avec Ch. Gill, que le soi ou la personne, dans<br />
l’antiquité grecque classique, ne repose pas, contrairement à l’époque moderne, sur la capacité<br />
d’adopter la perspective de la première personne (ce qu’on pourrait appeler avec Ricoeur l’ipséité), on<br />
aurait trouvé de bons arguments dans ce passage du Banquet! 31 Mais quelles sont les conséquences de<br />
ce passage pour la question du soin de l’âme ?<br />
D’abord, avec ces explications sur la procréation de l’âme, Socratima ouvre la possibilité pour<br />
l’éraste d’être, lui aussi, motivé par son souci de l’âme (alors que chez Pausanias, il ne retirait<br />
apparemment rien d’autre qu’une satisfaction sensuelle). 32 Le soin qu’il prodigue à l’eromène est<br />
bénéfique non seulement à l’âme de l’éromène, qui s’en trouve améliorée, mais également à sa propre<br />
âme. Une certaine forme de souci de l’âme comme souci de soi trouve ici sa satisfaction par le bais de<br />
la procréation spirituelle. Et si l’on applique ces idées à la relation entre Socrate et Alcibiade telle que<br />
décrite par Alcibiade à la fin du Banquet par exemple, on obtient une réponse à la question de savoir<br />
ce que cherchait Socrate dans sa relation chaste avec le jeune homme politiquement ambitieux. On<br />
peut penser qu’il cherchait en quelque sorte à s’auto-propager en semant, dans l’âme d’Alcibiade, ce<br />
qui, en lui-même, lui semblait essentiel et digne d’immortalité: ses vertus, son amour de la<br />
philosophie. À plus forte raison, c’est bien entendu aussi ce qu’a fait Platon en écrivant le Banquet<br />
que l’on pourrait peut-être, tout entier, percevoir comme un « meme ».<br />
Évidemment, on pourrait reprocher à la vision de l’amour présentée par Socratima d’être, plus<br />
encore que celle d’Aristophane, ego-centrée (et intrumentale). Car dans l’amour, ce qui serait en jeu<br />
serait la capacité du soi d’assurer sa permanence par la ‘propagation’ d’éléments (du soi) qui semblent<br />
dignes d’être transmis. Ce n’est sans doute pas faux. Mais à mon avis, la meilleure manière de<br />
comprendre le caractère auto-centré de la conception de l’amour présentée par Socratima est d’en<br />
percevoir la puissance protreptique. Très habilement, Platon exploite ici le souci qu’a tout soi de<br />
persister dans son être pour amorcer une conversion de l’attention vers une sphère d’intérêt beaucoup<br />
plus générale et impersonnelle : belles créations poétiques, éducation, belles institutions politique ou<br />
législatives, par exemple.<br />
28<br />
Irwin [1995], 306-11.<br />
29<br />
Dawkins [1989], 192. "We need a name for the new replicator, a noun that conveys the idea of a unit of cultural<br />
transmission, or a unit of imitation. 'Mimeme' comes from a suitable Greek root, but I want a monosyllable that sounds a bit<br />
like 'gene'. I hope my classicist friends will forgive me if I abbreviate mimeme to meme. If it is any consolation, it could<br />
alternatively be thought of as being related to 'memory', or to the French word même.”<br />
30<br />
Merriam-Webster Dictionary.<br />
31<br />
Gill [2006] 330-34.<br />
32<br />
Rappelons que le discours de Pausanias ne permettait pas de comprendre ce qui motive l’eraste dans une perspective<br />
socratique du souci de l’âme. Car si le discours de Pausanias permet de voir comment le processus éducatif de la relation<br />
pédérastique bénéficie clairement à l’âme de l’eromène, on ne comprend pas l’avantage que l’éraste pourrait en retirer (autre<br />
que sensuel).<br />
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