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Annie Larrivée<br />
Avant de clore mon analyse du protreptique long, on pourrait me reprocher d’avoir présenté le<br />
discours de Socratima comme un discours de conversion vers le souci de l’âme alors qu’en fait,<br />
« engendrer dans le beau » peut-être accompli aussi bien selon le corps que l’âme. Il est en effet<br />
déclaré que certains sont plus féconds selon le corps, d’autres selon l’âme. Il semble donc que<br />
Socratima reconnaisse l’existence de deux types de personnes différents sans tenter de convertir les<br />
premiers au mode d’accomplissement des seconds. Cela serait mal comprendre le public visé par<br />
Platon dans ses œuvres protreptiques. Ceux qu’il vise à gagner sont en fait ceux dont le désir pourrait<br />
aller aussi bien d’un côté que de l’autre, ceux qui ont un certain souci pour l’âme, mais qui sont<br />
également fortement attirés par d’autres « amours », tel Alcibiade. 33<br />
Dans le passage qui nous intéresse, plutôt que de produire un argument sophistiqué pour<br />
prouver cette valeur supérieure, Socratima s’appuie tout bonnement sur une situation empirique<br />
connue de tous : le fait que des honneurs publics sont constamment accordés aux créations issues de<br />
l’âme alors que personne n’est publiquement honoré pour avoir donné naissance à un enfant (209e).<br />
Elle joue donc ici habilement sur un jugement de valeur implicite et préexistant chez ses auditeurs<br />
pour encourager une conversion du souci. De manière crue, sa conversion repose sur la logique<br />
protreptique suivante :<br />
-l’amour a pour objet le corps ou l’âme,<br />
-l’amour du corps aspire à la reproduction physique, l’amour de l’âme à des productions<br />
spirituelles,<br />
-les créations spirituelles se voient accorder des honneurs publics, ce qui n’est pas le cas des<br />
rejetons physiques,<br />
-tous admettent donc que l’amour de l’âme a plus de valeur que l’amour du (ou des) corps.<br />
Si vous êtes minimalement cohérent, semble-t-elle ainsi suggérer, vous vous soucierez dans vos<br />
amours plus de l’âme que du corps puisque vous accordez en fait plus de valeur aux productions de<br />
l’âme qu’à celles du corps.<br />
2- Second passage protreptique (court), l’ « ascension vers le Beau »<br />
Quant au levier protreptique qui permettrait de passer à la sphère philosophique du Beau en<br />
soi, il est, de manière surprenante, beaucoup moins sophistiqué que le précédent.<br />
Avant d’aller plus loin, il faut distinguer l’effet protreptique que peut avoir ce court passage<br />
de son sujet (ou contenu) protreptique. Le passage a un contenu protreptique dans la mesure où il<br />
décrit, verbalement et de manière extérieure, un processus de conversion, le passage progressif d’une<br />
expérience commune (personnelle) de l’amour à une sorte d’érotique philosophique (impersonnelle) à<br />
première vue étrange. Ce processus décrit comme une initiation, Diotime l’a visiblement expérimenté<br />
elle-même et elle déclare que Socrate pourrait peut-être également le vivre (210a). Or, cette<br />
description d’un processus protreptique que Diotime, seule, a vécu, peut également avoir un certain<br />
effet protreptique sur le lecteur ou l’auditeur. 34 Le récit est donc protreptique non seulement par son<br />
contenu (par le fait qu’il offre le portrait d’une conversion), mais aussi par son effet possible au sens<br />
où il peut susciter le désir du lecteur ou de l’auditeur face à une telle expérience, décrite comme<br />
incroyablement satisfaisante. Les deux aspects protreptiques sont donc liés, mais ils ne doivent pas<br />
être confondus. 35 Dans un premier temps, on se tourne vers cette expérience (décrite comme pouvant<br />
« tourner » notre âme), en un second temps, notre âme est tournée par cette expérience –en admettant<br />
que nous l’accomplissions. Car rien ne garantit que celui qui est séduit par ce récit platonicien sera<br />
ensuite en mesure de passer à travers les stades de cette expérience (pas même Socrate suivant<br />
Diotime). Il faut donc soigneusement différencier ces deux mouvements de conversion, conversion<br />
vers, conversion par.<br />
Cette distinction permet d’ailleurs d’évoquer un aspect crucial de la description de<br />
l’ «ascension vers le Beau » trop souvent passé sous silence : son double caractère à la fois sublime et<br />
décevant, édifiant et creux. En effet une fois la première séduction passée, on en vient à se demander<br />
quelle forme concrète peut bien prendre une telle ‘vision’ du Beau en soi et comment elle peut créer<br />
l’intense satisfaction que Diotime lui associe. La description de cette conversion du regard ou du<br />
souci par rapport au beau est séduisante, attrayante et en cela, protreptique, mais en l’absence<br />
33 Larivée [2012], 20-24<br />
34 Qu’il s’agisse de Socrate, qui avoue avoir été « persuadé », des participants du banquet où Socrate rapporte le récit, et de<br />
l’ami d’Apollodore qui écoute la narration du discours.<br />
35 On peut être convaincu de la valeur et du caractère désirable de cette érotique philosophique à la lecture du passage (ou<br />
l’audition du récit), mais cette expérience de conversion vers la philosophie comme activité ou mode de vie est différente de<br />
la conversion du regard qui se produit lors de l’ « ascension vers le Beau » décrite par Diotime.<br />
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