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commence par l'amour d'un seul corps.<br />
Arnaud Macé<br />
δεῖ γάρ, ἔφη, τὸν ὀρθῶς ἰόντα ἐπὶ τοῦτο τὸ πρᾶγµα ἄρχεσθαι µὲν νέον ὄντα ἰέναι ἐπὶ τὰ καλὰ σώµατα,<br />
καὶ πρῶτον µέν, ἐὰν ὀρθῶς ἡγῆται ὁ ἡγούµενος, ἑνὸς αὐτὸν σώµατος ἐρᾶν καὶ ἐνταῦθα γεννᾶν<br />
λόγους καλούς, 7<br />
Il faut en effet, dit-elle, que celui qui prend la bonne voie pour aller à ce but commence dès sa<br />
jeunesse à rechercher les beaux corps. Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le<br />
dirige, il n'aimera qu'un seul corps et alors il enfantera de beaux discours... 8<br />
Il est possible que la « bonne voie » dont il s'agit renvoie à la « pratique correcte de l'amour des jeunes<br />
garçons (τὸ ὀρθῶς παιδεραστεῖν) » 9 , l'amour pour les femmes (de la part des hommes) ayant été réduit<br />
au désir de l'immortalité à travers la progéniture (208e), tandis que l'amour des jeunes hommes semble<br />
propice au fait de laisser l'âme s'inspirer du spectacle de la beauté (209b-c). Cette bonne voie<br />
commence en outre par la singularité : s'enticher d'un corps unique. C'est que l'on est précisément au<br />
niveau de l'εἶδος, de ce trait de beauté sensible qui n'est jamais aussi bien saisi que dans son<br />
incarnation individuelle. Il y a donc déjà une incroyable abstraction dans le fait de passer, pour<br />
l'amoureux d'Hermione, ou disons plutôt pour l'amoureux de Pâris, à passer de son amour exclusif<br />
pour Pâris à la considération que Pâris et un autre jeune homme aurait finalement, à travers leur<br />
beauté, des propriétés qui sont au fond du même type.<br />
ἔπειτα δὲ αὐτὸν κατανοῆσαι ὅτι τὸ κάλλος τὸ ἐπὶ ὁτῳοῦν σώµατι τῷ ἐπὶ ἑτέρῳ σώµατι ἀδελφόν ἐστι,<br />
καὶ εἰ δεῖ διώκειν τὸ ἐπ' εἴδει καλόν, πολλὴ ἄνοια µὴ οὐχ ἕν τε καὶ ταὐτὸν ἡγεῖσθαι τὸ ἐπὶ πᾶσιν τοῖς<br />
σώµασι κάλλος· 10<br />
puis il constatera que la beauté qui réside en un corps quelconque est sœur de la beauté qui se trouve<br />
dans un autre corps, et que, si on s'en tient à la beauté qui réside dans l'apparence, il serait insensé de<br />
ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps. 11<br />
Notez l'emploi sensible du terme εἶδος ici : il s'agit bien, comme les poèmes homériques, de la<br />
beauté du corps – cet εἶδος encore de la femme de Candaule que ce dernier rêve de faire admirer à son<br />
fidèle Gygès 12 . On s'élève à une caractérisation de la beauté des corps en général. Les comparaisons<br />
homériques, mesurant ainsi qui est premier « quant à l' εἶδος », c'est-à-dire en termes de beauté,<br />
offraient déjà cette possibilité d'abstraction de la qualité générale 13 . Il y a une beauté des corps, une<br />
dimension unique dans tous les beaux corps, que l'on pourra décrire avec des propriétés similaires,<br />
taille, formes, etc. On peut peut-être encore entendre cette abstraction du beau qu'il y a dans tous les<br />
corps, dans la formule qui sera utilisée à propos de la Forme du beau dans la page qui suit, pour nier<br />
quelle paraisse à ce niveau. Nous reviendrons à cette négation, commençons par simplement relever la<br />
celui d'apparence physique, de silhouette, devenu plus courant, comme en témoigne un commentaire d'Aristote dans la<br />
Poétique 1461a12-14 : καὶ τὸν Δόλωνα, “ὅς ῥ' ἦ τοι εἶδος µὲν ἔην κακός”, οὐ τὸ σῶµα ἀσύµµετρον ἀλλὰ τὸ πρόσωπον<br />
αἰσχρόν, τὸ γὰρ εὐειδὲς οἱ Κρῆτες τὸ εὐπρόσωπον καλοῦσι. Taylor déduit de cette remarque d'Aristote le fait qu'en<br />
revanche, dans la langue attique quotidienne, le terme en est venu à vouloir dire le « corps » ou le « physique », ce dont la<br />
forme ou les proportions peuvent être commentées, voir A. E. Taylor, « The Words eidos, idea in pre-Platonic Literature »,<br />
in Varia Socratica: first series, Oxford, J. Parker, 1911, p. 178-267, p. 182. On peut néanmoins douter de la réduction stricte<br />
de la beauté signifiée par l'adjectif εὐειδής à celle du visage, en considérant par exemple la fable d'Esope intitulée<br />
« Aphrodite et la Belette » (50 Hausrath = 76 Chambry), qui semble ne pas s'interdire de désigner par là l'ensemble des<br />
charmes physiques de la jeune mariée. Il s'agit de la beauté du corps en général, dont les visages peuvent être un moment<br />
plus intense. Voir aussi l'usage d'Hérodote mentionné ci-après.<br />
7<br />
Banquet 210a4-8 Burnet.<br />
8<br />
Traduction Luc Brisson.<br />
9<br />
Banquet 211b5-6, traduction Brisson.<br />
10<br />
Banquet 210a8-b3 Burnet.<br />
11<br />
Traduction de Luc Brisson modifiée en un seul point, mais un point essentiel : Luc Brisson traduit τὸ ἐπ' εἴδει καλόν par<br />
« la beauté qui réside dans une Forme ». Nous comprenons le terme εἶδος dans son sens courant et non platonicien.<br />
L'ensemble de notre propos montrera pourquoi nous ne pouvons considérer qu'il s'agisse là déjà de la Forme, qui n'est pas<br />
encore apparue à l'initié, lequel n'en poursuit pour l'instant que des imitations.<br />
12<br />
Hérodote I, 8. Certains y lisent le sens de « silhouette », voir A. E. Taylor, « The Words eidos, idea in pre-Platonic<br />
Literature », op. cit., p. 184-186. Nous préférons celui de beauté (beauté physique), qui est le sens homérique.<br />
13<br />
C'est en effet un argument pour ceux qui pensent que le corps homérique n'est saisi qu'à travers des traits hétérogènes qui<br />
en classent les différents aspects sans les réunir en un corps organique. Ainsi B. Snell fait la remarque que δέµας, qu'Homère<br />
emploie de la même façon qu' εἶδος, à l'accusatif de spécification, qui était pourtant le mieux placé pour désigner chez<br />
Homère le corps lui-même, puisque σῶµα ne jouait pas encore ce rôle, n'y parvenait pas et restait une simple façon de<br />
préciser l'attribution d'une qualité relative (il est grand ou petit « du point de vue du δέµας », plus grand qu'un tel « du point<br />
de vue du δέµας », de la même façon qu'on est premier « quant à l'εἶδος »), B. Snell, Die Entdeckung des Geistes: Studien<br />
zur Entstehung des europäischen Denkens bei den Griechen, Hamburg, Allemagne, Claassen & Goverts, 1948, p. 19.<br />
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