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Alexis Pinchard<br />
principe — et nous reprenons ici la terminologie de Paul Ricoeur 5 . Il y a quand même quelque chose<br />
comme une « nature » mortelle, distincte d’autres natures, ayant sa cohérence propre et ses exigences<br />
conceptuelles permanentes. D’un côté, ce maintien discret d’un soi corporel vital va dans le sens de<br />
l’analogie entre l’âme et le corps face aux effets de l’amour puisque Diotime, dans sa description de<br />
l’effort de l’âme pour immortaliser ses connaissances, ne va pas jusqu’à remettre en question le fait<br />
qu’il s’agisse d’une seule et même âme au cours du temps, bien qu’elle ne fasse pas non plus de l’âme<br />
un substrat figé. D’un autre côté, on voit bien pourquoi ce n’est pas la relation à une seule et même<br />
âme qui, dans ce texte, pourrait venir assurer l’identité à soi du corps vivant : l’âme elle-même sera<br />
présentée d’abord sous l’angle des discontinuités qui affectent ses vécus successifs, lesquels se<br />
réduisent asymptotiquement à une simple série de phénomènes, sans qu’on ne puisse tout d’abord<br />
clairement discerner pour qui sont ses phénomènes. Comment une âme aussi profondément affectée<br />
par le changement pourrait-elle valoir comme principe d’identité pour autre chose qu’elle-même ?<br />
Que l’on considère la relation du corps à l’âme comme celle d’un tout à sa cause à la fois<br />
synthétique et organisatrice — dans une perspective plutôt aristotélicienne (« forme substantielle »)<br />
—, ou bien comme une relation de communication entre mouvements de l’un et affects de l’autre —<br />
dans une perspective plutôt cartésienne —, dans tous les cas dire qu’il s’agit du même corps parce que<br />
c’est le corps de la même âme supposerait que l’identité à soi de l’âme soit évidente pour elle-même<br />
ou, à défaut, pour le métaphysicien, ce qui n’est pas le cas ici, tant du moins que l’identité est<br />
interprétée comme mêmeté, selon la terminologie de Paul Ricœur. Davantage, si c’était l’âme qui,<br />
grâce à une puissance constitutive rayonnant au-delà d’elle-même, assurait immédiatement, à chaque<br />
instant, l’individualité du corps par rapport aux autres corps dans l’espace et, médiatement, son<br />
identité à soi à travers la durée malgré la perpétuelle nouveauté de ses éléments constitutifs, en quoi le<br />
cas du corps serait-il encore un exemple d’immortalisation du mortel par la procréation ? Car, dans<br />
cette hypothèse, c’est l’âme qui produirait le corps, non le corps instantané qui se reproduirait luimême<br />
pour s’immortaliser, et ainsi la thèse de Diotime serait ruinée.<br />
L’individu à l’image de l’espèce<br />
Mais il est difficile de trouver à quoi correspond ce soi du corps maintenu malgré tout par les mots de<br />
Diotime, car qu’est-ce qu’un corps sinon la somme de certains éléments matériels ? Peut-on, sans<br />
prendre la permanence de l’âme en considération, affirmer qu’il y a une forme dans le corps qui<br />
demeure réellement identique à elle-même au cours du temps et qui ne soit pas le simple résultat d’un<br />
effort d’abstraction toujours maintenu par l’intelligence ? Certes, il y a la Forme intelligible à laquelle<br />
le corps participe, mais cette Forme n’est pas en lui et ses éléments ne sont pas elle : elle est<br />
« séparée ». À cette difficulté théorique générale empêchant d’accorder au corps vivant une<br />
quelconque permanence substantielle s’ajoute le poids des comparaisons effectuées par Diotime ellemême.<br />
À la limite, au terme de ces comparaisons, le renouvellement de l’espèce devient en général<br />
indiscernable du renouvellement de l’individu (comme c’est manifestement le cas pour les animaux<br />
unicellulaires et certaines plantes à rhizome), si bien qu’individu et espèce constituent des points de<br />
vue plutôt que des réalités absolument distinctes. En effet, si le genre tend à l’immortalité de la même<br />
manière que le vivant individuel, c’est-à-dire avec les mêmes moyens et les mêmes limites dans la<br />
réussite du projet, il faut que le vivant individuel soit un individu seulement pour un point de vue<br />
externe, car entre le père et son rejeton, par exemple, il n’y a pas de lien réel (pas de vinculum<br />
substantiale dirait Leibniz), pas d’âme ou de forme commune immanente qui donne une raison<br />
intrinsèque de considérer l’ensemble comme un seule et même chose. Une fois passé le bref moment<br />
de l’engendrement, c’est seulement la ressemblance entre l’un et l’autre, découverte par un<br />
observateur externe, qui incite à les regrouper dans la même espèce. Le père et son rejeton n’ont pas<br />
immédiatement en eux-mêmes, positivement, le fondement de leur relation ; le père peut mourir sans<br />
que la vie du rejeton en soit affectée, et heureusement sinon l’artifice d’immortalisation ne<br />
fonctionnerait pas du tout ; la discontinuité ontologique entre l’ancien et le nouveau est ici la<br />
condition nécessaire pour que la procréation ait un sens, c’est-à-dire puisse être expliquée à partir<br />
d’Eros. La relation identifiante entre le père et son rejeton doit passer par la médiation d’une<br />
5 Cf. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, 1990, « Indentité personnelle et identité narrative », p. 148 : « Il<br />
importe de tirer argument, en faveur de la distinction entre identité du soi et identité du même, de l’usage que nous faisons<br />
de la notion dans les contextes où les deux sortes d’identité cessent de se recouvrir au point de se dissocier entièrement,<br />
mettant en quelque sorte à nu l’ipseité du soi sans le support de la mêmeté. Il est en effet un autre modèle de caractère dans<br />
le temps que celui du caractère. C’est celui de la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée […] La parole tenue dit un<br />
maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire, comme le caractère, dans la dimension du quelque chose en général, mais<br />
uniquement dans celle du qui ?. »<br />
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