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Michel Fattal<br />
d’opinion » 29 .<br />
Après avoir montré le rôle joué par l’opinion vraie au sein de l’interrogation dialectique du<br />
philosophe en vue de sa transformation en connaissance et en science, on peut se demander<br />
maintenant si le statut intermédiaire de l’opinion droite est identifiable au statut intermédiaire de<br />
l’eros. L. Robin soutient que « si l’Amour est quelque chose d’intermédiaire, ce n’est pas du moins au<br />
même sens que l’opinion, et, par conséquent, si l’exemple de l’opinion est allégué dans le Banquet<br />
pour faire comprendre ce qu’est l’Amour, il faut ne voir là qu’une comparaison très générale » 30 .<br />
« Jamais, ajoute Robin, l’opinion droite n’atteint le réel véritable ; si elle arrivait jusque-là, elle<br />
cesserait d’être elle-même, elle deviendrait autre chose, elle serait science ; elle reste donc<br />
essentiellement incapable de s’élever jusqu’à ce qui pourrait rendre raison d’elle-même. L’Amour, au<br />
contraire, n’est pas un tel intermédiaire, et, si la theia moira qui lui donne naissance n’est pas une<br />
grâce imparfaite et précaire, il doit nous conduire jusqu’à son terme naturel, qui est la contemplation<br />
même du Beau absolu…s’il nous conduit jusque-là, c’est qu’il est un intermédiaire bien différent de<br />
l’opinion vraie…l’Amour…est de telle nature qu’il tend à unir véritablement les extrêmes, à les<br />
concilier l’un avec l’autre. De plus, il est ce que n’est pas l’opinion, car il constitue par lui-même une<br />
méthode, c’est-à-dire une transition au sens propre du mot, un passage, un mouvement vers un but,<br />
auquel il atteint sans cesser d’être ce qu’il est » 31 , alors que l’opinion droite cesse d’être ce qu’elle est<br />
en devenant science.<br />
L’Amour-philosophe qui ne cesse d’être lui-même établit d’une manière dynamique et<br />
rationnelle, grâce à l’élan qui le caractérise en propre et qui est absent de l’opinion droite, un « lien »<br />
ou une « liaison » entre l’ignorance et la science, le sensible et l’intelligible, le corps et l’âme. Il est ce<br />
« chemin » ou ce « moyen » qui fait passer d’un domaine à l’autre, de la beauté corporelle à la beauté<br />
psychique, de la beauté psychique à la beauté épistémologique, et de la beauté épistémologique à la<br />
beauté intelligible. Ce moyen terme qui est « tension vers » et relation dynamique du fait qu’il est<br />
animé par un désir passionné fait passer l’initié de la beauté esthétique (aisthêsis : sensible), à la<br />
beauté morale, et de la beauté morale et intellectuelle à la beauté spirituelle 32 . Ce passage ou cette<br />
méthode qui conduit à la contemplation du Beau en soi est très bien décrit pas Platon lorsque Diotime<br />
se propose d’initier Socrate aux mystères de l’amour (209 e – 212 c).<br />
IV. L’initiation aux mystères de l’amour : un passage du sensible à l’intelligible, une transition du<br />
beau corps au Beau en soi (209 e – 212 c)<br />
Je ne rentrerai pas dans le détail de ce passage du Banquet qui a été maintes fois commenté par les<br />
exégètes. Je rappellerai ici que si la philosophie est conçue comme aspiration/élan vers le savoir et la<br />
sagesse visant la contemplation des Formes intelligibles, il est nécessaire que l’individu, qui se<br />
propose de contempler ces Formes, soit aidé par un guide (Diotime). Il doit être éduqué en vue de<br />
tourner le regard/l’œil de son âme du sensible vers l’intelligible, de l’image vers le modèle. Il devra<br />
donc être guidé et initié par un maître ou un éducateur. Or la « voie droite » (orthos) ou les<br />
« échelons » (epanabasmois) (211 c) qu’il faut suivre pour atteindre le but est comparable à<br />
l’initiation aux mystères 33 .<br />
L’initiation parfaite aux mystères représente une méthode ou un chemin constitué d’échelons<br />
et d’étapes permettant de progresser vers la contemplation du Beau en soi. Platon résume cet itinéraire<br />
conduisant au terme du cheminement en 211 b – d :<br />
« Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur<br />
laquelle il faut se laisser conduire par un autre ; c’est en prenant son point de départ dans les beautés<br />
d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant<br />
d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles<br />
occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles<br />
connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre<br />
que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi. C’est ce point<br />
29 Op. cit., p. 93.<br />
30 L. Robin, La Théorie platonicienne de l’amour, op. cit., p. 169.<br />
31 Op. cit., p. 169-170.<br />
32 « Aussi, dira P. Hadot,. op cit., p. 52, lorsque les autres hommes aiment Socrate-Eros, lorsqu’ils aiment l’Amour, révélé<br />
par Socrate, ce qu’ils aiment en Socrate, c’est cette aspiration, c’est cet amour de Socrate pour la Beauté et la perfection de<br />
l’être. Ils trouvent donc en Socrate le chemin vers leur propre perfection ».<br />
33 Voir à ce sujet, L. Brisson, op. cit., Introduction, pp. 65-71 ; J.-F. Mattéi, « Le symbole de l’amour dans le Banquet de<br />
Platon », in R. Brague et J.-F. Courtine (éds), Herméneutique et ontologie. Mélanges en hommage à Pierre Aubenque, Paris,<br />
PUF, « Epiméthée », 1990, pp. 55-77.<br />
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