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Michel Fattal<br />
désirent devenir savants. Mais c’est justement ce qu’il y a de fâcheux dans l’ignorance : alors que l’on<br />
est ni beau, ni bon, ni savant, on croit l’être suffisamment. Non, celui qui ne s’imagine pas en être<br />
dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit pas devoir être pourvu » (203 e – 204 a, trad. Brisson).<br />
Dans ce texte, la distinction est nettement établie entre le philosophe et le dieu, entre celui qui est<br />
philo-sophos et celui qui est sophos. Seul dieu semble être un sophos, car il possède le savoir. Ici,<br />
Platon, utilise le verbe epithumein pour signifier l’acte de désirer le savoir. Or, ce désir (epithumia)<br />
semble dénié au dieu. Le dieu n’en n’a nullement besoin puisqu’il possède déjà le savoir. Possédant le<br />
savoir et la sagesse, le dieu ne philosophe pas, c’est-à-dire ne désire pas et ne recherche pas le savoir.<br />
Le philo-sophe, à la différence du sophos, est en quête, à la recherche de quelque chose. Il est mu par<br />
la dynamique du désir. Il incarne donc la figure de l’epithumein (désirer) et du philein (aimer).<br />
Désirer et aimer sont non seulement absents du dieu, mais également absent de l’homme ignorant. A<br />
l’opposé de la figure du savant qui ne désire pas le savoir puisqu’il le possède, il y la figure de<br />
l’ignorant qui ne désire pas non plus le savoir. Croyant savoir, l’ignorant ne cherche même pas à<br />
savoir. L’ignorant ignore qu’il est ignorant, il ne sait pas qu’il ne sait rien ; alors que Socrate, situé à<br />
mi-chemin entre le savant et l’ignorant, sait qu’il ne sait pas, sait qu’il ne sait rien. Il a cet avantage<br />
sur l’ignorant, c’est d’avoir un savoir de son non-savoir. L’ignorant ignore son non-savoir. Comme<br />
l’ignorant ne pense pas être dépourvu de savoir, il n’a pas d’epithumia, et ne croit pas avoir besoin de<br />
savoir. En revanche, le philo-sophe Socrate, mu par son epithumia, désire savoir parce qu’il sait qu’il<br />
ne sait rien, et c’est par ce savoir du non-savoir (inscience) qu’il vérifie l’Oracle de Delphes qui faisait<br />
de lui le « plus sage » des hommes. Ce savoir du non-savoir ne fait pourtant pas de lui un savant au<br />
sens absolu du terme, c’est-à-dire que cette conscience du non savoir ne peut faire de lui un dieu.<br />
Ainsi, l’eros-philosophe n’a pas le savoir absolu de dieu et l’ignorance des hommes, car il est situé<br />
dans l’entre-deux, à mi-chemin ou au milieu des deux (en mesô) du fait qu’il est un intermédiaire<br />
(metaxu) reliant la sophia à l’amathia. Relativement au dieu, il n’est pas savant ou sage, mais<br />
relativement aux autres hommes son savoir et sa sagesse résideraient justement dans son inscience.<br />
Or, il est dit en 202 a que l’opinion droite (orthê doxa) est un intermédiaire. Compte tenu du fait que<br />
l’opinion droite est un metaxu et qu’eros est également un intermédiaire, on peut se demander s’il est<br />
légitime d’identifier le caractère intermédiaire de l’opinion droite au caractère intermédiaire d’eros ?<br />
Jusqu’à quel point une telle identification est-elle tenable ?<br />
En commentant cette page 202 a dans laquelle Diotime évoque le statut intermédiaire de<br />
l’opinion droite, on ne peut que renvoyer au passage célèbre du Ménon, 97 a – 99 a, souvent<br />
commenté par les exégètes dans lequel l’expression d’opinion vraie (alêthês doxa) 23 apparaît.<br />
« L’opinion vraie (alêthês doxa), dira Brisson à propos de ce passage du Ménon, se distingue de la<br />
science par son manque de stabilité, stabilité que seul peut conférer un ‘raisonnement qui donne<br />
l’explication (aitias logismos)’ de la chose considérée. Seul celui qui est en mesure de rendre raison<br />
(logon didonai) d’une chose peut prétendre en avoir une connaissance sûre, la connaître vraiment » 24 .<br />
« Rendre raison » (logon didonai) 25 , c’est donner une explication ou une justification (aitia), à travers<br />
un raisonnement (logismos) ou une proposition (logos) 26 . Rendre raison revient en fait à établir des<br />
« liens ». Parlant des opinions, Socrate dira en effet dans le Ménon, 98 a qu’« elles ne valent donc pas<br />
grand-chose, tant qu’on ne les a reliées par un raisonnement qui en donne l’explication (aitias<br />
logismô)…Dès que les opinions ont été ainsi reliées…elles deviennent connaissances ». Ainsi, pour<br />
Platon, les opinions vraies 27 ne deviennent sciences que si elles sont attachées par un « lien » 28 qui en<br />
donne l’explication. Or, c’est au philosophe qu’incombe la tâche de relier les opinions entre elles et<br />
d’en donner l’explication par son logos et par son logismos. On peut ainsi apercevoir le rôle<br />
incontournable du philosophe-intermédiaire sur le plan gnoséologique et épistémologique. « Le<br />
processus de transformation des opinions vraies en connaissance s’achève, sous l’effet de<br />
l’interrogation dialectique, en une connaissance globale où l’opinion, une fois liée, perd sa valeur<br />
23<br />
L’opinion droite (orthê doxa) correspond à l’opinion vraie (alêthês doxa). Ce qui est droit est vrai chez Platon. La vérité<br />
est donc caractérisée par la rectitude. Sur l’orthotês platonicienne, voir le sous-titre du Cratyle. Sur la rectitude des noms<br />
(peri onomatôn orthotêtos) ; et M. Fattal, « Vérité et fausseté de l’onoma et du logos dans le Cratyle de Platon », in M. Fattal<br />
(éd.), La Philosophie de Platon, Paris, L’Harmattan, 2001, Tome 1, pp. 207-231.<br />
24<br />
Op. cit., p. 209, n. 377.<br />
25<br />
C’est le titre évocateur donné à l’ouvrage publié en hommage à G. Casertano, Logon didonai. La filosofia come esercizio<br />
del render ragione. Studi in onore di Giovanni Casertano, a cura di L. Palumbo, Napoli, Loffredo Editore, 2001.<br />
26<br />
Voir à ce sujet, Y. Lafrance, La Théorie platonicienne de la Doxa, Paris-Montréal, Les Belles Lettres-Bellarmin, 1981, p.<br />
295.<br />
27<br />
Voir à ce sujet, Platon, Ménon, Traduction, introduction et notes par M. Canto, Paris, GF Flammarion, 1991, pp. 84-94.<br />
28 Op. cit., p. 89, n. 151.<br />
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