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Alexis Pinchard<br />
vivant enfante encore dans le beau. La disparition de l’ancien qui laisse place au nouveau s’origine<br />
intégralement dans l’unique terme ancien. L’Eros narcissique cher à Freud n’est donc pas le garant de<br />
la conservation individuelle, mais cette conservation elle-même, avec tout ce qu’elle implique de mort<br />
sur son passage. En effet, Diotime n’a pas exclu que l’amour porte sur soi, mais y a mis comme<br />
condition un jugement de valeur :<br />
Mais ce que prétend ma théorie à moi (contre Aristophane), c’est que l’objet de l’amour n’est<br />
ni la moitié ni l’entier, à moins justement, mon camarade, que d’aventure ils ne soient en quelque<br />
manière une chose bonne (Platon, Banquet, 205e).<br />
On aura certes peut-être du mal à admettre qu’un corps, à lui seul, puisse prononcer un tel<br />
jugement de valeur. Mais rien, dans le sensible n’est tout à fait dépourvu de participations aux Formes<br />
intelligibles, à leur pureté et finalement à leur beauté. Le vivant s’aime lui-même en tant qu’il se tient<br />
sous le jour de l’intelligible. Le Phédon, alors que l’argument en faveur de l’immortalité de l’âme<br />
basé sur la réalité des expériences de réminiscence, n’admet-il pas que le sensible en tant que tel, étant<br />
pour ainsi dire conscient de son imperfection, aspire en personne à la plénitude de l’idéal 6 ?<br />
En tout cas, dans le vivant individuel, seul l’amour demeure, non pas en tant que sujet mais en<br />
tant qu’activité incessante, passant de l’ancien corps au nouveau corps sans relâche. C’est toujours de<br />
la même manière et par la même puissance qu’Eros subvertit les identités et les ouvres sur l’altérité,<br />
ne gardant d’elle que leur souvenir glorieux. Celle qui naît, dès qu’elle naît et parce qu’elle naît, est<br />
déjà tendue vers son propre dépassement. L’amour est une puissance de liaison aussi au sein de<br />
l’individu vivant : il le rattache à lui-même, assure la médiation et la continuité dialectique entre ses<br />
divers élements au cours du temps dans la mesure où il déborde chaque moment du corps à la fois du<br />
côté du passé — c’est grâce à Eros que ce moment est apparu — et du côté de l’avenir — c’est grâce<br />
à Eros qu’il cèdera la place au nouveau corps qu’il va produire. Ainsi il y a finalement bien un soi du<br />
corps vivant, sur le mode de l’ipséité et non de la mêmeté, permettant d’affirmer qu’il se reproduit et<br />
que ses éléments sont sans cesse renouvelés. Telle est l’œuvre démonique d’Eros, à l’échelle du<br />
micro-cosme comme du macro-cosme :<br />
Puisque le démonique est à mi-distance des hommes et des dieux, son rôle est de combler le<br />
vide : il est ainsi le lien qui unit le Tout à lui-même (202e).<br />
Mais on se heurte à nouveau à une difficulté : dans le Philèbe, Socrate démontre qu’il n’y a de<br />
désir que de l’âme, car tout désir suppose la mémoire. Comment donc le corps, au même titre que<br />
l’âme elle-même et en analogie avec elle, pourrait-il être possédé d’Eros ? Or c’est pourtant ce que<br />
laisse penser la première partie de notre texte du Banquet. Face à cette difficulté, il faut entrer plus<br />
avant dans la démonologie. Eros n’est pas un affect de l’âme. Il traverse l’âme sans la supposer. C’est<br />
une personne au sujet de laquelle on peut composer un discours mythique, sa réalité est autonome. Et<br />
pourtant Eros n’est rien d’autre que la somme de ses manifestations. Il s’épuise dans ses effets. Il faut<br />
qu’il se fasse sentir pour être. En fait Eros n’est pas une chose du monde parmi d’autres. C’est le sens<br />
même de l’être pour les étants sensibles, l’a priori qui donne forme à tout ce qui se manifeste à nos<br />
sens sans se manifester lui-même en personne. C’est pourquoi on peut contrer l’objection qui<br />
consisterait à dire qu’Eros ne peut pas assurer l’identité des corps vivants parce que, demeurant<br />
justement le même en chacun d’eux, il finirait par les confondre tous en une sorte de sphère<br />
homogène digne du règne de l’Amitié empédocléenne pris à son paroxysme. Comme la chôra, il<br />
sauverait l’identité au détriment de l’individualité, effacerait l’Autre à force de faire régner le Même ?<br />
Non. En effet, Eros n’est pas un étant ayant un effet sur d’autres étants. Comme Eros garantit, par sa<br />
faveur, que les étants soient précisément des étants, ou plutôt ne soient pas des non-étants absolus, et<br />
puisque le fait qu’ils ne soient pas des non-étants absolus implique qu’ils soient au moins objet<br />
d’opinion, Eros assure que les réalités sensibles restent à peu près distinctes les unes des autres. Eros<br />
donne aux demi-étants sensibles juste assez de stabilité pour pouvoir se disposer sous la lumière<br />
séparatrice de l’Idée et la recevoir.<br />
d/ Le refus de l’âme comme principe de la substantialité<br />
Aristote et l’âme comme «forme substantielle»<br />
Ayant examiné la solution positive au problème de l’identité des corps vivants qui émane des propos<br />
de Diotime, il faut à présent comprendre ce que Diotime refuse, car cela engage à la fois le sens de<br />
l’œuvre de Platon dans son ensemble et les rapports entre Aristote et Platon.<br />
Diotime, si notre interprétation est correcte refuse en quelque sorte par avance ce qui<br />
6 Platon, Phédon, 75a-b : « Quoi qu’il en soit, ce sont bien nos sensations qui doivent nous donner l’idée, à la fois que toutes<br />
les égalités sensibles aspirent (orégetai) à l’essence même de l’Egal, et qu’elles sont déficientes par rapport à elles. »<br />
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