Comparer les droits, résolument - Pierre Legrand
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Profil couleur : Profil d’imprimante CMJN gØnØrique<br />
Composite Trame par dØfaut<br />
Le regard de la comparaison 159<br />
même : voilà donc la loi inavouable de Montesquieu, de Rica<br />
et d’Usbek, le cœur, le centre, le secret de leur connaître.<br />
À l’anxiété de connaître s’adjoint donc l’anxiété de la<br />
connaissance. Ainsi Usbek confie : « [J]’ai senti une douleur<br />
secrète, quand j’ai perdu la Perse de vue. » 60 Au Mollah<br />
Méhémet-Ali, l’ami gardien des trois tombeaux, il dit<br />
encore : « Je suis au milieu d’un peuple profane. Permets<br />
que je me purifie avec toi ; souffre que je tourne mon visage<br />
vers <strong>les</strong> lieux sacrés que tu habites ; distingue-moi des<br />
méchants, comme on distingue au lever de l’aurore le filet<br />
blanc d’avec le filet noir ; aide-moi de tes conseils. » 61 Dans<br />
une autre lettre au Mollah, il écrit : « J’ai des doutes ; il faut<br />
<strong>les</strong> fixer. Je sens que ma raison s’égare ; ramène-la dans le<br />
droit chemin. » 62 À Roxane, au sérail d’Ispahan, il exprime<br />
sa nostalgie : « Que vous êtes heureuse [...] d’être dans le<br />
doux pays de Perse, et non pas dans ces climats empoisonnés,<br />
où l’on ne connaît ni la pudeur ni la vertu ! » 63 .<br />
Mais pourquoi cette tension diffuse, cette hésitation entre<br />
« même » et « autre » ?<br />
Peut-être l’aspiration à une connaissance plus vaste – à<br />
une connaissance de l’Autre – est-elle le résultat d’une certaine<br />
expérience de la désillusion au pays. C’est ce que semble<br />
nous dire Usbek : « Je portai la vérité jusques aux pieds du<br />
trône : j’y parlai un langage jusqu’alors inconnu [...]. Mais<br />
quand je vis que ma sincérité m’avait fait des ennemis [...], je<br />
résolus de l[e] quitter. » 64 D’où un attachement sans doute<br />
d’abord un peu forcé pour la connaissance, mais qui devient,<br />
avec le temps, de plus en plus ressenti 65 . Et puis, il faut encore<br />
composer avec l’exil 66 . « Voilà [...] le véritable motif de mon<br />
60. Montesquieu, op. cit., note 1, p. 137 [lettre VI].<br />
61. Id., p. 155 [lettre XVI].<br />
62. Id., p. 156 [lettre XVII].<br />
63. Id., p. 168 [lettre XXVI].<br />
64. Id., p. 140 [lettre VIII].<br />
65. « Cela est peut-être vrai pour nous tous » : Shklar, op. cit., note 6, p. 33<br />
[« That may be true of all of us »].<br />
66. L’exil de l’écrivain – et, ajouterai-je, du comparatiste en droit – peut signifier,<br />
par exemple, la peur, la misère ou l’ennui. Voir ainsi Joseph Brodsky, « The<br />
Condition We Call Exile, or Acorns Aweigh », dans On Grief and Reason : Essays,<br />
New York, Farrar, Straus & Giroux, 1995, pp. 22-34 [1987]. Voir aussi Michel Butor,<br />
« Le voyage et l’écriture », dans Œuvres complètes, sous la dir. de Mireille Calle-Gruber,<br />
Paris, La Différence, 2006, III, pp. 103-118 [1972].<br />
<strong>Legrand</strong>1.prn<br />
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mercredi 8 avril 2009 16:24:16<br />
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